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Faux amis (fozami), par Frédéric Valabrègue

On arrive parfois d’ailleurs pour entrer dans un pays dont on n’a pas les clés et qui se nommerait l’art contemporain. Comment peut-on être turc ? Paysan de Paris ? Comment peut- on être béotien ? Il faut d’abord sentir que Mayura Torii épouse le point de vue de celui qui ne comprend rien. Elle débarque. Elle a conscience d’un comique de situation particulier : il s’agit de se fabriquer une compréhension, un entendement à soi, alors qu’on est plongé dans un monde dont les rituels et les principes nous échappent. Double regard amusé sur soi-même : la conscience d’une aporie et le désir de se servir d’une compréhension lacunaire pour la faire résonner avec son propre héritage. Où trouver des équivalences à ce monde étranger dans ma propre culture et où mesurer des différences hyperboliques, des antipodes dont l’écart m’invite au vertige de l’altérité ? Le monde le plus étranger dans la sphère d’un art contemporain qui l’est déjà en lui-même, ce sera le concept. En plus, c’est le pont aux ânes le plus rebattu. Le statut de la philosophie est particulier en orient. Il est certain qu’Aristote n’y sera jamais placé au même endroit de la pensée qu’en occident. Mais la bonne nouvelle, pour Mayura Torii, c’est que le langage puisse objecter ce à quoi il se réfère, déplacer ce qu’il désigne, que la différence de résonance entre le mot et l’objet qui l’illustre puisse offrir le même voyage qu’entre deux géographies et deux cultures. Le conceptualisme hérité de Wittgenstein met langage et référents à côté de leurs pompes. A partir d’une semblable hypothèse, on enregistre les malentendus, les fausses coïncidences et les hiatus. On ajoute doute et confusion à la métaphysique abyssale de la ressemblance et de la dissemblance. La traduction marque ce même intervalle, ce même écart que Marcel Duchamp a désigné comme étant un lieu d’investigation, un outil de travail et une opération. La volonté de rejoindre une culture, celle de rentrer dans une autre langue, oblige à la traversée d’un vide sur lequel on jette des ponts fragiles. Je fais semblant d’entendre mais je comprendrais plus tard. Le jeu de mots, ses variations, son niveau phonétique sont l’objet d’une exploration et d’une appropriation. Le plurilinguisme occasionne la mise en place d’un système divergent favorisant le malentendu. La multiplication des langues crée un espéranto fallacieux. Les fausses coïncidences ruinent l’utopie de la tour de Babel. Les polyglottes parlent la glossolalie. Il y a perte, effondrement généralisé du sens.

Pour celui qui, familier d’une langue, se réveille d’un sens convenu, le sel de l’équivoque n’est pas le même que pour celui qui, pris dans des échos pluriels, prend tout à pied de la lettre ou du son. Le point de vue de Mayura Torii est celui de l’ignorance. La remarque du néophyte, du simple d’esprit ou de l’idiot vient décontenancer le savant. Le regard de l’étrangère sur une valeur aussi statufiée que le ready-made est celui de l’ingénuité. Cet objet rempli comme un œuf d’autant de commentaires, faisons lui une petite laine pour l’hiver, il pourrait s’enrhumer. Mitaine pour le sexe endolori du séducteur. Marcel Duchamp domestiqué. L’intervention est superflue, intempestive, empressée, attendrissante d’incongruité. Pourtant, elle est tellement juste ! Bien sûr les Lady-mades s’inscrivent dans le sillage des modifications, rectifications analytiques ou subversives de Sherrie Levine, Léa Lublin, Helen Chadwick.

Dorloter les œuvres du Grand Démystificateur, non pas pour démystifier la démystification, mais pour couvrir ses choix sous un ensemble de sensations contraires et inattendues : la fait main, l’artisanat, l’ouvrage de dame, le soin, le pansement, la tendresse « cute ». Le regard de l’innocent ( malicieux et espiègle ) prend à contre-pied une vénération et l’ébrèche à force de bonne volonté catastrophique. L’humour du Maître est retourné par le sens du burlesque de son embarrassante groupie.

Mayura Torii se laisse porter par un flottement d’incompréhension, une confusion des genres et des valeurs. Ce flottement et cette confusion, elle les enregistre, les construit, toujours au nom d’un sourire. Elle réinjecte du jeu, un déconnage subtile, dans l’aspect pontifiant du concept. En cela, elle demeure amusée et sceptique envers la surévaluation que fait l’occidental de la pensée performative. Elle ne se contente pas pour autant de rappeler qu’il y a des mondes autrement orientées et dont les hiérarchies sont autres. A partir d’une déstabilisation sans gravité, elle travaille des sensations de jouissance et d’étonnement propres au dépaysement. Chacune de ces œuvres nous restitue le trouble du passage, l’indécision du seuil, le frisson délicieux d’une petite frontière mentale à passer. Cette œuvre qui s’appuie sur le langage explore des sensations d’étrangeté et de présence plus ou moins décollée du réel.

Discutant ensemble de traduction au sens large, proverbe contre proverbe, usage contre usage, mœurs contre mœurs, donc de la recherche d’une équivalence approximative, nous en étions venus au point où je lui demandais comment une maîtresse de maison s’y prend au Japon pour indiquer que ses invités commencent à s’incruster un peu trop et qu’il est temps de prendre congé. Hé bien, me répond-t-elle, elle retourne le balai ! J’étais terrifié. C’était d’une violence...!

Décor, par Frédéric Valabrègue

Mayura Torii explore les malentendus de qui serait lost in translation autant sur le plan de la vie quotidienne que dans les différents propos entendus sur les arts, malentendus fertiles en humour et aiguisant l’esprit critique. Le langage est sa source première de perplexité et d’inventions, la seconde, attenante, étant la traduction qu’elle a été obligée d’opérer d’une culture dans une autre pendant longtemps. Ses objets, dessins, peintures, souvent accompagnés de cartels et de titres, sont propices aux jeux de mots ou d’images, à l’équivoque sexuel et au non sens. Elle montre comment des mots pris pour d’autres décrochent des images qui s’y rapportent. Grâce à ces hiatus, c’est avec finesse qu’elle s’en prend à l’autorité patriarcale culturelle et domestique, qu’elle soit la référence obligée au Grand Artiste ou l’homme au quotidien. Elle ne le fait pas en militante mais sur le mode d’objections à rebondissements qui ne concluent rien, d’autant plus que le doute tamise son ironie, qu’il en est le sel.

Décor, regroupant ses derniers travaux, prend le parti du registre le plus mineur possible. Rien n’est plus minoré que la notion de décor et quand un peintre en fait un, c’est qu’il peint une illusion faite pour l’agrément. Décor est synonyme de simulacre pour ceux qui pensent que la société actuelle n’est qu’un ensemble de décors, une sorte de village Potemkine généralisé. Mayura Torii produit des peintures reconnaissables avant d’être vues parce que venues de la mode vestimentaire. Elle en fait la métonymie d’un groupe et de ses usages en même temps qu’une pseudo abstraction géométrique. Elle confond les codes de reconnaissance culturelle et les ramène sur le même plan sans hiérarchie. Elle assimile le regard sur l’art à une identification de groupe, comme il y en a autour des marques vestimentaires. La place de la peinture n’est-elle plus que celle d’un objet ready-made dans un décor ? Garde-t-elle la moindre chance d’apparaître, alors qu’elle est glacée par le prêt-à-penser ? Peut-elle se frayer un chemin entre des codes totalisant ?

C’est sur la façon dont art et anti art fabriquent de la valeur et du prestige que Mayura Torii porte sa satire. C’est aussi sur les paradoxes et les inversions d’une sous culture dévoyée et d’une culture élitiste et prétentieuse que s’aiguise son esprit faussement candide. Les lady-made sont des ouvrages de dame, du tricot ou de la layette, de l’artisanat domestique. D’abord censés fournir une housse douillette aux ready-mades de Marcel Duchamp, elles peuvent encore servir de protection à ceux qui achètent leur porte-bouteille au B.H.V. Depuis leurs premières versions, ces lady-made ont pris leur indépendance par rapport à l’objet duchampien rappelé par une petite sérigraphie où celui-ci s’est dilué. Ces tricots, doigts de gants, bonnets de géant ou de lutin, ils sont bien sûr fait-main mais jamais l’objet artisanal ne s’oppose à l’objet industriel. Il l’accompagne. Ce n’est pas une opposition, mais un contact et c’est aussi ce que la pensée tricote devant un concept. Par exemple à propos de la dissolution de l’art dans la vie quotidienne et de ses conséquences paradoxales. Aussi les derniers lady-made rappellent-ils dans leur présentation ces images de catalogues sur internet où des artisans amateurs s’intitulant créateurs montrent leur création à la vente à la manière des articles dans une boutique, mug caribbean, coussins brodés et coiffes rastafari postés sur demande, objets dont le fait-main revendique le caractère unique. Est-ce une erreur de confondre le « fluxstore » et les articles fantaisie ? Est-ce un regard trop aigu sur les mœurs d’une époque que de mettre sur le même plan les solutions économiques des créateurs occasionnels et les clubs Tupperware ? Le site internet n’est-il pas l’alternative actuelle au stand du concours Lépine ? Et pourquoi ne pas se réjouir de voir certains mots d’ordre des anciennes avant-gardes pris au pied de la lettre par ceux qui n’en ont jamais entendu parler ?
 

Enfourcher la langue, par Sarah Lallemand

C’est sous une apparence inoffensive que les représentations de Mayura Torii attaquent le visible en y faisant croître comme un cheveu sur la langue. Cet imperceptible travail de sape, pour qu’il puisse (nous) prendre, s’appuie sur le vu, su et connu de tous à savoir la langue et le visible qui s’y rattachent. Prélevant simplement parmi les ingrédients qui existent déjà (locution, objet, forme simple, quotidien, mot, idiotisme) Mayura Torii y affute le sens au scalpel pour une conjugaison “readycule”. Devant, derrière, autour, au fond des photographies, des dessins, des sculptures et des titres, le spectateur fabrique alors à plein régime, dans le désordre “alphabêtique”, à contre-sens comme dans tous les sens, goûtant une langue devenue bifide qui fait zozoter le visible, anamorphose l’intelligible. C’est ainsi que Mayura Torii tire ses traits d’esprit et nous y ouvre, le dépoussiérant d’un Witz caustique.

L’auteur d’une pratique volontairement minimaliste se fait à cette occasion “ôteur” de toute empreinte personnelle, y préférant l’emprunt dans les lieux communs du culturel qui, y piochant, creuse et bouture dans la tête spectatrice. Ce retrait volontaire du Je laisse en effet plus de place aux jeux, ceux faits des glissements et d’emboîtement, d’enchaînements de pensée au déchaînement de sens à partir de quelques coïncidences langagières et/ou visuelles. Mayura Torii renverserait alors l’expression « qui peut le plus peut le moins » par une pratique du peu mais avec un effet maximal dans les trébuchements de sens (in)attendus, y risquant les bonnes ou mauvaises chutes comme lorsqu’il s’agit d’un bon mot, spéculant sur les rattrapages risibles ou virtuoses à la rampe culturelle. Pour exemple, c’est compter sur un esprit d’escaliers dans lequel nous serions poussés que méthodiquement dessiner et couper en cinq tranches de 50 x 55 cm un Aspirateur divisé : par un phénomène de références et résonnances en cascade, cet improbable et délicat polyptique mimétique nous conduirait de l’aspirateur hissé sur l’autel votif du ménage consommé à l’aura brisée du Ready Made, du mouton tranché de Damien Hirst au rêve de la ménagère hachant menu pour mieux le ranger l’avaleur d’un Élevage de poussière duchampien... La liste serait longue comme une vis et un dévis(s)age sans fin.

 

Ainsi, parce que ça dérape doucement, loin du spectaculaire et de l’effet de geste – et ce précisément souvent à l’endroit d’une rigueur technique qui fait illusion –, la machine s’emballe en tout sens. Près de cent ans après Duchamp, la mariée caracole désormais avec tous les célibataires idiotiques et donne réception avec grand art dans la petite cuisine du banal où le High et Low s’embrassent. S’y (en)fourche la langue, y copule le domestique et le savant, dans un lit aussi vaste que deux champs culturels. Pétrissant de toutes parts, mettant à nu les mots, se poilant en enfantant de l’hybride, bridant les formes mais débridant le fond, c’est l’œuvre qui défait le sens et « c’est le regardeur qui fait le tableau ».

Ainsi, nous berçant et nous bernant tout à la fois d’allusions plurielles dont érotiques et d’illusions singulières dont poétiques, les œuvres de Mayura Torii osent couper la parole crue et le visible (re)connu pour y planter un hiatus qui en dit aussi long qu’un haïku...

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