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Vincent Mauger, L’œil de l’ilinx, par Alexis Jakubowicz

On aborde généralement le travail de Vincent Mauger par la forme ou la matière. L’artiste est arpenteur, topographe et géomètre, un génie du volume. C’est entendu, sa présence dans une école d’architecture est un truisme. Pour s’en convaincre il n’y a qu’à lire l’analyse de Bénédicte Ramade quant à l’usage vasarien qu’il fait des règles, de l’ordre et de la mesure. Mais « au delà de cette géométrie pratique, le reste n’est plus qu’une géométrie spéculative qui a ses jeux, ses inutilités et, pour ainsi dire ses romans comme les autres sciences.[1] »

Vincent Mauger ne fait pas mentir Chateaubriand. Ses œuvres sont davantage que des objets calibrés. Les desseins qu’il fomente sur logiciel 3D ou feuille de papier millimétré acquièrent dans l’espace concret une dimension subjective qui n’est pas tant liée à leur réalisation qu’à leur réception. « Le projet prime sur l’objet » : l’aveu est fait sans arrière-pensée conceptuelle. L’artiste n’est pas dans l’expérimentation d’une sculpture désinvestie comme a pu l’être Charlotte Posenenske avec les séries D et DW en 1967. Il s’agit encore moins de pallier à l’absence d’une œuvre par son plan comme a pu le faire Bernar Venet en exposant le schéma d’un tube minimaliste au musée de Céret en 1966. Non, les volumes du Rennais sont éminemment physiques et investis d’une identité forte. La primauté n’est pas celle de l’idée sur l’œuvre, mais bien du geste sur le résultat. Ses sculptures ont une vaste dimension processuelle et paradoxalement une valeur d’exposition modérée. Achevées, elles sont autant d’obstacles raisonnables, de murs où cogne le regard du spectateur. Les ensembles de matière agglomérée sont des casse-têtes que chacun peut s’employer à défaire par l’esprit. Devant les amas de briques, parpaings, gaines et tubes en plastique, l’œil est actif. On identifie, on qualifie, on quantifie pour résoudre le mystère de la masse. En somme, malgré leurs tailles, les œuvres de Vincent Mauger sont manipulables, en tous cas praticables. Elles requièrent du public une certaine capacité d’abstraction destinée à renvoyer l’objet vers son projet, à le reconcevoir. En leur présence on développe une empathie que les catégories d’analyse traditionnelles de la sculpture occultent.

Le transfert d’intérêt entre la forme et son public recouvre davantage qu’un noème sculptural. L’esthétique n’est pas close sur elle-même, mais possède un quotient ludique élevé. La surface développée au sol de la Maréchalerie est un puzzle. Aussi, la typologie du jeu de Roger Caillois paraît plus adaptée qu’un commentaire attendu sur l’in situ ou le post-greenbergisme pour décrire l’expérience du public. Super Asymmetry peut être définie dans les termes du sociologue comme une pratique libre, séparée, incertaine, improductive, réglée et fictive[2].

1.    Tout d’abord la liberté du spectateur détermine la nature de l’œuvre : non seulement le visiteur peut fouler le plateau, mais il peut s’y déplacer. Cette mobilité assure au volume d’être lui-même actif, de ne pas être un objet autour duquel on tourne mais une aire qu’on investit.
2.    Les mouvements s’opèrent dans un domaine séparé : l’expérience du visiteur est comme dans un jeu « circonscrite dans des limites d’espace et de temps précises et fixées à l’avance » ; en l’occurrence, le centre d’art de la Maréchalerie de Versailles du 15 septembre au 15 décembre 2012 aux heures d’ouverture.
3.    Malgré son encadrement, la pratique est incertaine : le déroulement de chaque visite ne peut-être déterminé. « Une certaine latitude [est] obligatoirement laissée à l’initiative du [spectateur] ». Dans les limites imparties chacun est libre de moduler son expérience. Les uns peuvent rester quelques secondes immobiles à l’entrée de la pièce, les autres une journée entière à compter les alvéoles. Ici la liberté est augmentée par l’aléa.
4.    Dans les termes de Roger Caillois, l’expérience du jeu doit être improductive : elle ne créé « ni bien, ni richesse, ni élément nouveau d’aucune sorte » et résulte en « une situation identique à celle du début ». Il est certain que le principe d’une entrée libre induit l’improductivité ; il est tout aussi sûr qu’au terme de l’exposition le centre d’art retrouve son état initial.
5.    La pratique est réglée : on ne se réfère pas aux qualités de l’œuvre mais à l’usage que l’institution nous autorise à en faire. Pour l’exercice de Super Asymmetry, on instaure momentanément « une législation nouvelle ». Des espaces d’ordinaires ouverts au public sont rendus inaccessibles par une loi d’exception.
6.    Enfin l’expérience de l’œuvre est comme celle du jeu « accompagnée d’une conscience spécifique de réalité seconde ou de franche irréalité par rapport à la vie courante ». Chaque visiteur peut mettre en place une fiction à l’appui de sa perception.
 
La motivation de Vincent Mauger n'est donc pas l'action efficace sur la réalité mais la libre expression des tendances instinctives. Chez lui pourrait-on dire, « la conscience artistique semble réaliser un équilibre tourmenté et qualitativement unique entre les tendances introversives, ludiques, spectaculaires et le goût de la réalisation[3] ». Mais l’effort de définition conduit au même constat que l’estimé Roger Caillois. « Ces diverses qualités sont purement formelles. Elles ne préjugent pas du contenu [du jeu] ». En somme, nous avons identifié six critères structurant l’expérience, mais ne l’avons pas décrite. Or le sociologue s’est évertué à non seulement élaborer des principes ludiques généraux, mais a répartir l’ensemble des jeux dans quatre catégories en fonction de leur destination. Il les nomme respectivement agôn, alea, mimicry et ilinx[4]. La première recouvre toutes les activités compétitives, la deuxième celles qui reposent sur la chance ou le pari. La troisième et la quatrième recouvrent d’une part le simulacre et d’autre part le vertige.

Ici, le simulacre est lié au potentiel narratif de la proposition. Le sol en brique peut être perçu comme un décor et le cratère comme un « faire-semblant » de son effondrement. A l’intérieur de cet espace le visiteur peut jouer la représentation qu’il souhaite. Il faut avouer toutefois que le principe de liberté se heurte aux conventions de la pratique culturelle et qu’en ce sens, ce n’est pas tant de mimicry qu’il est question.

Reste l’ilinx « nom grec de tourbillon d’eau d’où dérive précisément, dans la même langue le nom du vertige (ilingos)[5] ». Roger Caillois le décrit comme le fait de jouer « à provoquer en soi, par un mouvement rapide de rotation ou de chute, un état organique de confusion et de désarroi ».

[1] François-Renée de Chateaubriand, Le Génie du Christianisme, Partie III, Chapitre II, Livre 1, (1802) Paris. Consulté sur WikiSource, la bibliothèque libre le 29 juillet 2012.

[2] Roger Caillois, Les jeux et les hommes, Paris, (1958), Paris, Editions Gallimard, Folio Essai, 2006, pp. 42-43.

[3] Emmanuel MOUNIER, Traité du caractère, (1946), Paris, Seuil, p.392.

[4] Roger Caillois, Les jeux et les hommes, Paris, (1958), Paris, Editions Gallimard, Folio Essai, 2006, p.47.

[5] Ibid. p. 71

[6] Roger Caillois, Les jeux et les hommes, Paris, (1958), Paris, Editions Gallimard, Folio Essai, 2006, p.68.

 

Sans titre, par Bénédicte Ramade

 

Une roche volcanique, une coupe axonométrique, une vue topographique, un agrégat corallien, une éponge, un hybride primitif ou encore un prototype mécanique ; les situations auxquelles nous confrontent Vincent Mauger joue constamment de cet entre-deux. Un état transitoire entre une ruine et une construction en expansion, dynamogène mais indéterminé, c’est là toute la nature paradoxale des œuvres de ce jeune artiste. Et sans prestidigitation s’il vous plait. WYSIWYG[1]. Toutefois, l’affaire est moins simple qu’il n'y paraît.

Car Vincent Mauger est allergique au maniérisme des mille-feuilles citationnels qui gangrènent l’art de l’ère post-moderne. Peu enclin à se repaître dans le vocabulaire surexploité des minimalistes américains, il goûte davantage la sculpture anglaise d’un Richard Deacon[2] et cultive obstinément une intuition savante face aux espaces, aux matériaux et aux médiums. Il les emprunte à la construction – briques, parpaings, gaines plastiques, tubes PVC, etc… - et passe avec la même aisance du dessin sur ordinateur au gros-œuvre, de la sculpture à la vidéo. De la torsion de ces matières communes, Vincent Mauger tire une pratique transitive et hétérogène peu bavarde mais profondément empathique. Mais voilà, comment organiser cet univers ? L’artiste toscan Giorgio Vasari dans Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes écrites entre 1550 et 1568[3] offre un raisonnement pertinent : « Procédant de l’intellect, le dessin, père de nos trois arts – architecture, sculpture et peinture – élabore à partir d’éléments multiples un concept global. Celui-ci est comme la forme ou idée de tous les objets de la nature, toujours originale dans ses mesures. Qu’il s’agisse du corps humain ou de celui des animaux, de plantes ou d’édifices, de sculpture ou de peinture, on saisit la relation du tout aux parties, des parties entre elles et avec le tout. De cette appréhension se forme un concept, une raison engendrée dans l’esprit par l’objet, dont l’expression manuelle se nomme dessin. Celui-ci est donc l’expression sensible, la formulation explicite d’une notion intérieure à l’esprit ou mentalement imaginée par d’autres et élaborée en idée ». Chez Vincent Mauger, le dessin s’impose en socle fondateur et omniscient offrant un écho parfait aux mots de l’esthéticienne Jacqueline Lichtenstein : « Pour Vasari, tous les arts visuels : architecture, sculpture, peinture, procèdent du dessin. Jouant sur le double sens du mot disegno, qui signifie à la fois la conception et le contour, le projet et l’exécution manuelle du tracé, Vasari définit le dessin selon deux aspects, théorique et pratique[4] » Qu’il filme, tisse des volumes, délimite des territoires, creuse des perspectives, Mauger participe de cette éthique du dessin. Ses formes ouvertes cultivent une apparence hypothétique profondément processuelle. Et parce que toutes ses réalisations ou presque portent le doux nom elliptique de Sans titre par souci de ne rien imposer au spectateur, de ne pas le contraindre à une pensée unique, il faut alors appliquer soi-même un système de « rangement » à cet univers hétérogène. Et une nouvelle fois d’emprunter à Vasari, la règle, l’ordre et la mesure avec lesquels il définit le dessin[5].

La règle définirait la rigueur de l’ordonnance des œuvres invasives adaptées à des architectures caractérisées, de la Chapelle des Calvairiennes à Mayenne (2005) jusqu’à la Brasserie Bouchoule à Montreuil (2008). Elles ont la particularité d’être composées d’un matériau unique – la brique et le parpaing - créant un revêtement uniforme et ajusté au sol du lieu. La modularité des matériaux agit alors comme une mise au carreau déréalisant les espaces d’exposition transformés en paysages vectorisés. L’ordonnancement de ces « pénétrables » contrôlés par leur dérèglement crée une expérience de la vision et du point de vue qui échappent aux habitus des matériaux. Mauger aime contrarier les attentes et les usages. Le sol-socle autorisant l’excroissance, des reliefs, des « cailloux » interviennent comme autant de « pop-up » tridimensionnels et menacent le minimalisme premier. Du logos au topos, du lieu remarquable à la topographie abstraite constituée de courbes de niveaux, ces matériaux simplissimes arrivent à faire basculer un lieu singulier en contenant modélisé. Dernièrement, c’est le plafond de la Galerie du Dourven qui fut envahie (Château Millésime, 2010) de casiers de bouteilles en polystyrène couleur brique. La surface comme grêlée par la rigueur orthonormée de la production usinée du matériau se retrouve contredite par l’effet éruptif et rongé de simili stalactites. Une nouvelle mise en tension, un dérèglement subtil à la manière de l’installation réalisée à partir d’un sol vinylique quadrillé de noir et blanc réalisée au Château de Chamarande en 2011. Le recouvrement discipliné se prend alors dans une partie de la pièce à s’élever, à s’affranchir du système pour configurer une zone de désordre. Cette façon de désorienter les matériaux, leur propriété et le cadre qui leur est donné était préfiguré dans de gracile dessin singeant la régularité réconfortante des feuilles de papier quadrillé aux rayures dites seyes, à la minutie d’un papier millimétré brutalement contrarié par l’emmêlement des lignes.

Dans ces installations répondant de la règle, Mauger génère une collision singulière entre la réalité des lieux et l’effet de représentation offre l’impression de parcourir une illusion. En cultivant avec pugnacité le transitoire dans ses formes sculpturales ou environnementales, dans ses dessins comme ses vidéos, Mauger entretient l’équivoque, transmet un espace mental profondément graphique. Il creuse l’interstice à peine visible qui s’établit entre la construction manuelle et physique (4500 parpaings, 205 m² de briques, des kilos de papier à compresser) et l’impression glacée d’un facettage numérique, la modestie des matériaux et leur résolution ultra précise. Il est d’autant plus étonnant de constater à quel point au-delà de cette autonomie de façade et cette réticence entretenue par les titres « Sans », ces œuvres « s’adressent » au visiteur, une qualité persistante dans la seconde « catégorie », celle de la mesure.

Lorsque Mauger s’emploie à explorer l’espace en s’appuyant sur des points d’équilibre et de rupture, il parvient à l’aide de quelques sangles et de tendeurs à mettre en tension toute une architecture. La figure de prédilection (sans être exclusive) est ici celle de la toile d’araignée, construction naturelle et empirique de haute résolution, une forme éminemment liée au trait. De la cour de la maison Eclusière à Toulouse (2007) à la salle blanche de la maison de la Culture de Nevers et de la Nièvre (2007) en passant par l’appartement d’Interface à Dijon (2007, Elastic mountain) la mise sous tension compose un dessin et configure l’espace pour jouer avec sa planéité, ses surfaces et ses angles. Pliage/dépliage, composition/décomposition, la simplicité désarmante des matériaux domestiques rivalise à nouveau avec la technicité. L’équilibre obtenu dans le diagramme hirsute d’Elastic Mountain par la tension de 120 mètres de tendeurs bleu électrique, génère un point de gravité entre prouesse et menace. Plus autonome, Sans titre (2004) créée à partir d’une planche de contreplaqué découpée en une bande concentrique continue, mise en forme grâce à un seul serre-joint, fonctionne sur le registre de cette virtuosité démystifiée. Une telle sculpture-geste renvoie avec violence, au plein et au délié du trait dessiné avec fluidité et immédiatement contredit par la rigidité du bois. Mauger travaille la résistance due à une simple torsion maintenue avec dénuement par un outil de serrage presque dérisoire. Plus récemment, ce sont des chaînes en acier et des tiges d’aluminium qui se sont retrouvées suspendues en un nœud sévère au milieu de l’espace, simplement relié aux cimaises par trois points d’accroche (2008, Rezé). Ces 120 mètres linéaires offraient une mesure de l’espace et le focalisaient sur son point nodal, point de connexion et de force qui réorganisait les priorités des déplacements. Cet amas souple et dur contraignait avec assurance mais sans autoritarisme le visiteur à se mesurer à des rapports de masses, de volumes, d’ombres projetées, de lignes de fuites. Au sein de la composition, l’architecture décentrée rejouait en permanence son propre équilibre comme avec l’œuvre crée pour le prix Zervos (2010), alliage contradictoire de couettes, d’ancres et de chaînes d’acier.

Comme une première synthèse de la mesure et la règle, The undercroft (2008, Brighton), a combiné récemment la suspension d’un paysage-grille en bois plaqué porté par de hauts piliers au milieu d’une nef d’église. La structure alvéolée s’est faite treillage pénétrable, paysage flottant en autant de courbes de niveaux prosaïques ; entre poésie et mise au carreau, l’empirisme de Mauger se plait à entretenir des structures en perpétuel glissement. Une version plus expansive encore a vu le jour au Lieu Unique à Nantes, 1000m2 de bois flottant à hauteur de regard, une ligne d’horizon d’où partaient reliefs et dénivelés. L’ossature d’un paysage, le support d’une spéculation laissé à la discrétion du visiteur-arpenteur prenant la mesure d’un espace régulé mais chaotique, d’une croissance décidée mais empirique. Deux ans plus tard, Vincent Mauger a donné en Lozère un autre corps à l’hybridation de la règle et de la mesure en faisant reposer sur des sangles sous le faitage d’un toit, des boules de casiers à bouteilles. Le matériau rappelant invariablement le parpaing bien qu’il soit en polystyrène, le système de mise en équilibre précaire était redoublé par l’impression de masse renforçant l’impermanence tendue.

Mais là où les formes spéculatives renouvellent les formes et les critères d’évaluation du spectateur, c’est dans la dernière catégorie de l’ordre, celle des sculptures autonomes. Gaines plastiques violemment colorées en bleu et rouge, tuyaux PVC gris, tubulures jaune vif, gaines polystyrène gris foncé, plaques de mélaminé articulées, étagères métalliques, les jeux de constructions que génèrent ces matériaux en expansion hésitent entre l’aléatoire contagieux et un subtil travail de mise en équilibre. La « flaque » bleutée produit en 2008 au Frac des Pays-de-la-Loire s’étale, biomorphique et territoriale, en une drôle d’anamorphose flottante au-dessus du sol, comme la synthèse d’un sol régulier et d’un espace mesuré. Apparaissant tel un hologramme, ses couleurs, en vibrionnant, déréalisent l’objet pour le décaler dans le champ de la représentation. Ces tubulures de gaines de plombier simplement collées entre elles, amorcent un possible mental - espace, surface, fluide instable, île –, polymorphe. La logique qui ordonnance la répartition des modules reste floue, tout comme la décision qui arrête à un moment donné le processus d’agrégation. La forme reste doublement en suspens comme lorsque des étagères se retrouvent chevillées entre elle (2010), la sculpture semble dans un état temporaire, prête à une nouvelle expansion, à poursuivre une logique qui lui appartient. Jusqu’à flirter avec la menace lorsque ces sculptures atteignent une échelle monumentale. Et là, le matériau domestique et familier se fait offensif, comme mue par une exigence d’autonomie. Le théorème du dictateur (2009, Le vent des forêts) ne dit pas autre chose. Boule de pieux de bois hirsute du diamètre conséquent de cinq mètres, l’œuvre s’impose dans un équilibre paradoxal entre le système fermé complexe de sa conception et son aspect archaïque. Défensif assurément, il pousse littéralement le spectateur dans ses retranchements en le dominant avec assurance. Dans le jardin des Tuileries en 2011, une lointaine parente de ce premier système déployait ses six mètres de diamètre en planches grignotées avec la même supériorité. Entre amorces impérieuses et dégénérescences fragiles.

Vincent Mauger profite de l’indéfinition du Sans titre pour y déployer ses projets, ses idées, ses dessins comme l’entendait Vasari, contour et conception, théorie et pratique dans le même geste. Ses formes sont assurément ambivalentes, structurantes et déstabilisantes. Alors, un simple schéma d’angle traçant les coordonnées cartésiennes à partir de coordonnée (Y), d’abscisse (X) appuyées sur la ligne de repère (Z) pourrait parfaitement qualifier le travail de Vincent Mauger : rationnel, mais en toute relativité.

[1] Acronyme de What you see is what you get comme le revendique la promesse de mise en plage du logiciel éponyme.
[2] Dans un entretien avec Lili Reynaud-Dewar, in Espaces supposés, catalogue d’exposition, Musée Denys Puech, Rodez, 2006.
[3] Tiré de La peinture, sous la direction de Jacqueline Lichtenstein, Paris, Larousse, 1995, p.524.
[4] id, ibid, p.524.
[5] «  La règle consista, en architecture, à mesurer les monuments antiques en conservant leurs plans dans les œuvres modernes. L’ordre fut la séparation des « modes » pour que chaque édifice reçoive ses membres propres sans mélanger dorique, ionique, corinthien et toscan. La mesure à valeur générale en architecture comme en sculpture voulait qu’on représentât les corps avec exactitude, d’aplomb, et les membres harmonieusement organisés ; et de même en peinture. », id, ibid, p.664.


Spatialisation de la sculpture, par Valérie Da Costa

Vincent Mauger est sculpteur. Il appartient à cette jeune génération d’artistes (Stéphanie Cherpin, Laurent Le Deunff, Katinka Bock, Guillaume Leblon, Morgane Tschiember…) qui privilégie un art de la technè c’est-à-dire du « faire », loin de l’esthétique du ready made et de la distanciation ou de la délégation créatrice, considérant que la sculpture est avant tout une affaire de confrontation à la matière et donc au volume. Mais aussi à celle qui s’intéresse aux principes de construction liés à l’architecture (Tobias Putrih, Jeppe Hein).

Depuis ses premières réalisations au début des années 2000, Vincent Mauger a mis en place un travail dans lequel se développe une extrême tension entre l’usage de technologies numériques et le recours à des matériaux élémentaires (bois, parpaings, polystyrène, briques, tubes en PVC…) qui deviennent, sous les outils de l’artiste, des surfaces, des sols, des paysages, des rochers.

Bien souvent, ces œuvres s’apparentent à des cartographies en trois dimensions qui sembleraient naître de ces dessins génériques issus de programmes informatiques comme s’il s’agissait de retranscrire ce que l’artiste nomme « la perception mentale d’un espace ou d’un objet ». Pourtant, ces formes génériques ont la particularité de donner à voir des formes construites qui portent les actions que l’artiste a fait subir au matériau. Mais ce qui est troublant à leur confrontation, c’est que celles-ci, bien qu’entièrement réalisées à la main, ressemblent esthétiquement à un produit manufacturé. Et ce n’est en cela pas un hasard si Vincent Mauger a ainsi choisi de nommer chacune de ses interventions « sans titre », ce qui confère à son travail un sentiment conceptuel de globalité et d’homogénéité.

 

Vincent Mauger découpe, plie, froisse, brûle, colle, visse. Autant de gestes qui jouent et déjouent les propriétés des matériaux comme cette sculpture en mélaminé brulé (Sans titre, 2010), s’apparentant à un résidu géant de crayon à papier taillé, sur laquelle les traces d’agencement de plaques de bois aux contours irréguliers et les brûlures du matériau sont visibles.

On pourrait dire que l’artiste poursuit à sa manière une forme d’art processuel, mais en lui conférant un caractère plus interventionniste, l’amenant ainsi à concevoir une forme plus élaborée en exploitant les qualités intrinsèques du matériau, ce que refusaient en leur temps les œuvres postminimalistes de Richard Serra, Robert Morris ou Barry Le Va dans leur rapport plus direct et plus brut au matériau. Il se place plutôt en héritier de ce rapport contredit, mais plus esthétique, à la matière qui occupe tout entièrement la sculpture de Richard Deacon et dans laquelle les opérations de transformation du matériau sont mises à nu, donnant à voir par exemple des lignes de bois torsadées ou repliées sur elles-mêmes dans un langage essentiellement tourné vers des formes organiques.

Pourtant, il est moins question de biomorphisme chez Vincent Mauger que de modèles mathématiques ou biologiques (on pense à la représentation de virus notamment) transmutés en sculpture et a fortiori à grande échelle, à l’image de cette sphère de trois mètres trente de diamètre en palettes découpées (Sans titre, 2011) ou de celle, n’en mesurant pas moins de cinq mètres, hérissée de piques en bois (Le théorème des dictateurs, Le Vent des forêts, 2009) qui s’inscrit dans le beau parcours forestier du Vent des forêts dans la Meuse.

L’espace, chez lui, se manifeste par un état de concentration ou d’expansion de la matière à travers des formes soit fermées (sphères en bois ou métal), soit ouvertes (sols en polystyrène (Sans titre, 2008) qui se déploient à l’horizontale ou sculpture en fines plaques de contreplaqué (Sans titre, 2008) qui s’enroulent comme un ruban autour d’un pilier).

Si la sculpture est d’abord et avant tout une histoire de masse, de poids, de gravité, de volume et de spatialisation de la forme qui prend en compte l’espace environnant en l’intégrant dans la réalisation même de l’œuvre, alors Vincent Mauger répond aux fondements inhérents à cet art. Il conçoit des formes autonomes qui sont posées dans l’espace, au sol, mais pas seulement car parfois aussi suspendues dans le vide brouillant ainsi nos repères quant à la perception de l’œuvre et à son poids éventuel.

Certaines autres de ses réalisations relèvent davantage du principe de l’installation qui, on le sait, depuis le Merzbau de Kurt Schwitters aux environnements d’Allan Kaprow, naît de la sculpture.

Chacune d’entre elles est pensée en fonction du lieu qui les accueille, elles s’y ajustent et invitent à une déambulation, qui est parfois malaisée, sur un sol recouvert de parpaings (Sans titre, Instants Chavirés, Montreuil, 2008) ou de briques (Sans titre, 2005, Chapelle des Calvairiennes en Mayenne). Dans d’autres cas, l’artiste en sature aussi la hauteur comme dans sa proposition (Sans titre, 2006, Chapelle du Bélian à Mons) pour cette ancienne chapelle désacralisée en Belgique où il conçoit un environnement fait de boules de feuilles de papier froissé dans lequel le visiteur, invité à déambuler, s’enfonce dans la masse blanche.

L’œuvre devient un champ d’expériences tactiles qui consiste à fouler et à toucher le matériau. Parfois, proche d’une architecture, elle dessine et matérialise l’espace comme dans la proposition de volume désarticulé qui, à l’échelle du Lieu Unique (Sans titre, Estuaire, Nantes, 2009), oblige le visiteur à se contorsionner s’il veut en traverser les différentes hauteurs.

Autant de réalisations qui nous font prendre conscience d’une spatialisation de la sculpture et s’inscrivent dans l’héritage des nombreuses propositions perceptives des années 1960, celles notamment de l’art cinétique et de l’arte povera ou de leurs extensions, à l’instar du Rilievo a riflessione ortogonale (Relief à réflexion orthogonale) (1967) de Getulio Alviani, invitant le visiteur à déambuler sur un sol de plaques d’acier irrégulières ou de la Luna (1968) de Fabio Mauri, proposant un espace saturé de billes de polystyrène dans lequel s’aventurer.

Mais ce qui surprenant au regard des interventions de Vincent Mauger, c’est leur côté titanesque. Car, l’artiste, outils en mains, se confronte seul à la matière et sculpte l’espace.

Les courtes vidéos qui accompagnent son travail peuvent être lues comme le condensé de ses recherches sur la matière. A l’image de celle qui montre en temps réel (Sans titre, 2010, 2mn48s) l’artiste découpant à la tronçonneuse la table sur laquelle il se tient debout ou qui enregistre le temps que met une boule de papier à se consumer dans son intégralité (Sans titre, 2010, 6mn21s).

Leur simplicité et leur pauvreté formelle, qui est revendiquée, fonctionnent comme une banque d’images en regard à sa sculpture. Elles ne viennent pourtant pas l’illustrer, mais plutôt témoigner aussi modestement soit-il d’un geste.

Son travail est loin d’être sans humour. Et, à l’invitation de réaliser une carte blanche pour la revue Mouvement en 2009, Vincent Mauger avait choisi de se montrer, cigarette allumée à la bouche, immergé dans l’épaisseur des boules de papier qui remplissaient la chapelle du Bélian ! Dans son corpus d’images, il existe aussi un petit tirage qui reprend la célèbre photographie de la tonsure de Marcel Duchamp par Man Ray en 1919. A la seule différence près, c’est qu’à la place de l’étoile, Vincent Mauger a dessiné le A cerclé, symbole de l’anarchie. Comme si par ce choix, il semblait avoir fait sienne cette devise de Pierre-Joseph Proudhon qui viendrait illustrer la forme recherchée dans son travail : « La plus haute perfection de la société se trouve dans l’union de l’ordre et de l’anarchie ».

ESSAIS D’ESPACES, par Célia Charvet

L’espace concret a été extrait des choses. Elles ne sont pas en lui. C’est lui qui est en elles. 

Henri Bergson

 

Prendre la mesure des espaces. Prendre en compte que tout espace est soumis à la mesure par les corps, les objets, les mouvements – par la matière. Prendre conscience que l’orientation de ces corps – objets – mouvements produit des figures et que celles-ci se transforment dès qu’un écart s’opère. La distance entre les choses, même infime, est cet espacement qui fait advenir le lieu. Sans lui, l’espace est dénué d’identité. Il n’est qu’un réceptacle potentiel. Une mesure quantifiable.

C’est dans les espacements que se nichent les angles et les arêtes, les courbes, les reliefs, les plis, et les vides eux-mêmes. Tout ce qui constitue la matière des choses vivantes ou inertes – des matières qui structurent l’air. 

Tout à la fois mesurables et mesurantes, elles s’installent dans l’espace en même temps qu’elles le créent. Elles en font surgir la forme – et sa qualité.

C’est l’alternance entre les pleins et les intervalles qui fait la forme – sur fond d’espace disponible. Les substances peuvent ainsi se frotter les unes aux autres, s’évaluer, résister. Fabriquer des atmosphères.

Indémêlable ensemble que ces corps et ces espaces qui se définissent mutuellement, partageant leurs influences, cohabitant sans s’absorber, formes contre formes et proposant aussi des formes-tableaux – cristallisations de relations plus ou moins fugitives. Actes perpétuels de mesurages. Voilà ce qui fonde la démarche de Vincent Mauger.

 

L’ensemble de son œuvre – dessins, sculptures, installations, vidéos – est traversée par ces enjeux de mises en relations des substances. Elle est tout entière portée par la capacité à restituer dans des formes – concrètes ou virtuelles – des éléments issus de l’expérience – images, émotions, perceptions – qui, dans l’existence, se dérobent à la vue. Comment donner corps au senti ? Comment rendre visible ce qui relève du liant, du lien, du rapport entre les choses ?

 

Dans cette œuvre de nature épiphanique, le faire apparaître est le plus souvent envisagé abstraitement, structurellement en tout cas, sans que jamais le geste, omniprésent pourtant, ne vienne informer d’un état, d’une humeur, d’un mode d’être. Construire des formes à partir de multiples matériaux, les inscrire en deux ou trois dimensions, en composer les relations – autant de pratiques fondamentales qui énergisent chacune de ses pièces. Passée au filtre de la réappropriation et de la manipulation de la matière, la réalité, ainsi intégrée, altérée, devient nouvel élément réel. Si le processus de travail tend à la dé-figurer par des procédés de simplifications, de dénivellements ou de changements d’échelle, c’est bien pour atteindre le point de vue distancié, décalé, nécessaire à son appréhension. Nécessaire aussi à la détermination de sa nature et de son statut. Le matiérisme de Vincent Mauger ne vise qu’à mieux faire percevoir ce qui ne se palpe pas – la situation.

 

Dans Stalker, de Andreï Tarkovski, trois personnages arpentent La Zone, un lieu interdit et sacralisé, pour atteindre un point ultime – La Chambre – , cette unité de recueillement des vœux les plus profonds. Chaque étape de l’avancée et chaque plan même du film présente un positionnement précis des objets et des individus. C’est ce positionnement lui-même, dans son extrême composition, qui non seulement rend le lieu mystérieux, mais qui permet de relier les personnages, de les inscrire dans une histoire commune et d’en organiser la confrontation – le lieu devient ainsi le quatrième personnage dont le rôle est celui du liant. Un liant révélateur des pouvoirs de l’espace symbolique sur les comportements.

Si cet aspect scénographique est ici évoqué, c’est parce qu’il fait écho à la façon dont l’artiste établit dans son œuvre des situations plus que des mises en place – œuvres de contexte plutôt que pièces à exposer.

 

L’espace est toujours abordé dans une distanciation qui permet de considérer les éléments les uns par rapport aux autres. Pour lui, occuper ou envahir un volume ou une surface n’est pas remplacer un lieu par un autre, ni l’envisager seulement comme un cadre de monstration. C’est l’orienter. Et permettre au regard comme au corps de faire l’épreuve d’un passage – devant, autour ou dedans – et d’en visualiser les stations. Peu avant de parvenir à leur objectif, les trois hommes de Stalker abordent une vaste salle dont le sol est recouvert de petites dunes. Ces collines de sable seront le terrain d’une scène marquée par une extrême tension. La distance physique et idéologique est ici traduite et exacerbée par la dimension à la fois matérielle et irréelle de ces ondulations. Le paysage ainsi dessiné, dans le rythme des monticules et des creux, accentue l’éloignement, injecte un degré d’infinitude à l’horizon et oblige à un déplacement plus lent, en détours. L’espace, mais aussi le temps, sont alors redoublés. Et chacun se mesure à l’aune de l’autre.

 

Découper l’espace, le morceler puis le recomposer pour former un nouveau contexte. Multiplier les axes, les points de repères, les angles de vue. Emboîter les vides dans les pleins pour caractériser les intervalles. Autant d’actions qui permettent d’opérer un rapprochement entre les œuvres de l’artiste et la scène décrite. Outre une forte parenté visuelle repérable dans plusieurs pièces, c’est la capacité à déterminer et complexifier les écarts qui est ici commune – ajouter de la matière pour créer du rythme, reproduire les formes pour augmenter le ressenti des parcours, combler les espaces intermédiaires pour mieux ajuster les postures. Faire voir que la situation change avec le décor et que les rapports entre tous les éléments s’en trouvent bouleversés.

Les formes-collines, qu’elles soient dessinées, sculptées ou conçues par ordinateur, sont issues d’un acte de modification d’une surface plane. Torsions, soulèvements, décollements, froissements sont autant de gestes et de mouvements qui impliquent la formation par l’artifice de courbes sinueuses ou accidentées, aléatoires ou maîtrisées, et qui enclenchent une fabrique à paysages – de ces paysages archétypaux, de tous temps, de tous lieux, renvoyant le spectateur à ses propres traversées, physiques, et mentales. C’est une ballade géométrique dans la géographie des monts qui nous est proposée. Une géographie réinventée qui se découvre et s’expérimente à différentes échelles, sur différents supports.

 

Multiplicité des échelles, diversité des supports, pluralité des approches. Vincent Mauger ne se contente pas d’éprouver les matériaux et les médiums. Il les met en rapport. Parfois au sein d’un même espace, provoquant mises en abîmes et évaluations réciproques – espaces dans l’espace. Ainsi les maquettes d’un espace donné, présentées en ses murs, demandent un réajustement continuel du regard et du corps. Esquivant une reproduction fidèle –  souvent désorientées, cabossées voire reproduites en plusieurs exemplaires – , celles-ci définissent un jeu de va-et-vient entre l’original et la copie, l’architecture et la sculpture, le contenant et le contenu. Cette logique d’emboîtement est tout sauf une mise en boîte. Dans les rapports qui s’établissent, les définitions sont brouillées. Le contenu est lui aussi contenant. Les notions d’intérieur et d’extérieur sont difficilement distinguables. L’éphémère ou la fragilité côtoient la stabilité, sans que l’on sache toujours très bien ce qui est réellement stable, ou fragile. L’architecture elle-même est questionnée – deviendrait-elle sculpture géante ? Enfin quelle place pour le corps, cette mesure-étalon qui se meut d’ordinaire à la bonne distance ? Tour à tour dominé et dominant, petit et grand, incapable de fixer dans sa mémoire les contours d’un objet dont la présence est toujours liée à ce qui l’enveloppe, il devient le témoin de sa propre expérience. Redoublement de l’espace donc, et dédoublement d’un corps plongé dans les lois de la relativité.

 

L’artiste travaille les bords. Il place et déplace les limites de sorte que la finitude d’un espace ou celle d’une pièce semblent receler un univers en puissance, un monde en soi, indéterminé et prolongeable indéfiniment, en imagination tout au moins. Chaque cadre est testé dans sa potentialité à contenir les variations. Chaque volume construit, élaboré à partir de matériaux élémentaires, apparaît sur un mode fragmentaire. L’unité de chaque pièce – à l’échelle des lieux, des sculptures-objets ou des surfaces-cadres – est toujours décomposable, laissant voir les logiques d’assemblages, d’empilements, de mouvements, de découpes ou de juxtapositions. Fragments-monades mais aussi fragments-mondes, ses œuvres contiennent et produisent les possibilités de percevoir, circuler, comparer, de projeter et se projeter. En somme de s’essayer au réel.

Vincent Mauger, Mesures et dé-mesures de l’espace, par Marie-Ange Brayer

Des feuilles de papier froissées qui suggèrent des rochers ; des « rochers » en contreplaqué, tombés tels des météorites dans un parc d’Issoudun, tout se joue dans le travail de Vincent Mauger des frontières entre le visible et l’invisible, le sensible et l’intelligible. L’espace est scruté dans toutes ses dimensions, physique et virtuelle.

 

Pour Mauger, l’espace est une « cosa mentale », comme à la Renaissance, sauf qu’ici les instruments de la géométrie ne parviennent plus à rétablir un ordre infaillible de la représentation. Lors des ateliers-résidences de Monflanquin, en 2004, Vincent Mauger dé-construit autant qu’il construit l’espace à l’aide d’hypothétiques instruments de mesure : ici des maquettes en carton opèrent une mise en abyme du lieu dans lequel elles prennent place, pour se donner comme leur propre fictionnalisation, ne projetant plus rien d’autre que la fantomisation de leur statut de représentation. De même, dans « Configuration requise », à la Chapelle des Calvairiennes (Le Kiosque/Mayenne, 2005), l’installation en briques de Vincent Mauger, recouvrant entièrement le sol de l’église, est à la fois une épaisseur géologique, une architecture de terre, ébauchant une topographie aléatoire où sont rendues indiscernables les limites entre modélisation numérique et paysage physique.

 

Cette dimension indécidable entre le réel et sa représentation nourrit la plupart des œuvres de cet artiste qui puise dans les outils numériques de nouvelles logiques de présentification des objets, transfuges du numérique vers le monde matériel. Rien ne réjouit plus Vincent Mauger que le dessin de filaires abstraits sur une feuille de papier millimétré qui, d’un coup, s’échappe de cet ordre de la mesure pour former des courbes capricieuses, des dénivellations anachroniques, sur un terrain qui n’est plus tout à fait celui de l’abstraction ni plus tout à fait celui de la représentation.

 

Ce perpétuel balancement entre les mondes physique et virtuel habite ses projets réalisés au cours de sa résidence à Issoudun et présentés début 2006 dans une exposition s’intitulant « Instant de dispersion », qui se tenait sur trois lieux, l’atelier, le parc et le musée de l’Hospice St Roch. Une variation presque musicale avait investi les pièces de chacun de ces lieux.

 

Dans l’atelier était projetée sur la façade-fenêtre une vidéo dans lequelle l’on assistait, le soir venu, à la dissolution de comprimés gigantesques d’aspirine dans de l’eau. L’évidence de cette vidéo nous propulsait dans les lois élémentaires de la physique autant que dans les mécanismes freudiens de condensation-dissolution du rêve. Dans cette vidéo, se tient aussi « l’image dans le tapis » du travail de Vincent Mauger qui ne s’arrête jamais à la forme, mais questionne sans cesse ses principes de légitimation, qui relèvent de croyances toujours illusionnistes, depuis les projections d’ombres dans la caverne de Platon. En même temps, les œuvres de Vincent Mauger nous projettent dans une représentation ironique de la « nature », ici les chutes d’eau, rafales aquatiques qui surgiraient de paysages montagneux, à travers la chute des cachets dans un univers liquide, qui disparaissent progressivement pour réintégrer un néant originel.

 

Ainsi, chez Vincent Mauger, la fin nous renvoie au début, et ainsi de suite ; les boucles se débouclent et se rebouclent indéfiniment dans des parcours concentriques. Il en est de même pour le « rocher » échoué dans le parc d’Issoudun, objet géométrique à facettes, concrétion d’une modélisation numérique, réalisé sous une forme sculpturale en contreplaqué. Son échelle anthropomorphe interroge physiquement les spectateurs qui se trouvent confrontés à un objet étrange, trop grand pour être une maquette, trop petit pour être une architecture, trop schématique pour être lu comme une « sculpture », qui n’est peut-être qu’un « pro-totype », une sorte d’objet archéologique exhumé de modes anciens de représentation. Le statut de cette pièce demeure ainsi indécidable. Juste la translation d’un processus qui se serait cristallisé, « un instant de dispersion », ayant opté momentanément pour une forme abstraite et organique à la fois.

 

Ayant intégré ce principe, nous sommes à même de mieux appréhender les œuvres de Vincent Mauger comme des incertitudes revendiquées quant aux champs qui se partagent notre perception du monde et dont nous dessinons en permanence les lignes de démarcation, entre ce qui relève du mental et ce qui se rattache au monde physique. Mauger s’attèle à ouvrir une brèche entre l’un et l’autre pour opérer des transvasements sémantiques, des échappées conceptuelles… au bout desquels ne nous restent que l’impalpable, l’effervescence de comprimés qui dissolvent toute forme, la coulée de rideaux de sable dans des vidéos qui ensevelissent l’ordre visible. Cependant, de ces processus naturels et de ces déterminations physiques, subsiste toujours en creux un « dessin », qui renvoie à une ordonnance invisible et abstraite.

 

Une ambivalence similaire prévalait dans l’installation de plusieurs « toiles d’araignée » dans le parc, réalisées en câbles métalliques. La sécrétion naturelle de toiles d’araignée aboutit à une forme des plus abstraites et complexes. Vincent Mauger les agrandit ici démesurément, environ 50 fois plus que leur taille habituelle, pour nous prendre dans les rets d’une perception qui s’ancre dans le réel pour mieux basculer dans le fictionnel. Disproportionnée, la toile d’araignée nous amenuise, comme pouvaient le faire les récits de Gulliver de Jonathan Swift ; nous projette au-delà du miroir de leur apparence comme chez Lewis Carroll ; nous oppose une limite, mais où intérieur et extérieur, dedans et dehors sont perméables et interchangeables. En même temps, la toile d’araignée est une topographie, un plan, mais un plan mû par une vie organique, qui le transforme sans cesse et nous renvoie à ce que devraient être nos plans de ville : des organismes mutables, qui se reconfigureraient en permanence à travers nos propres pratiques, nos incisions, nos traversées. Le champ de la réalité physique devrait pouvoir se donner à l’instar des fluidités, fluctuations du champ mental, conceptuel, numérique.

 

C’est pourquoi, chez Vincent Mauger, l’un se fraye toujours un chemin chez l’autre ; se donne comme un processus réversible, ainsi cette installation en 2002, présentant conjointement une vidéo où une feuille de papier est sans cesse pliée et dépliée, formant des escarpements, des rochers, qui disparaissent ensuite, et une « sculpture », forme géométrique en contreplaqué, cristallisation d’un instant formel, suspension aléatoire d’un processus d’élaboration à la fois manuel et numérique.

 

Ces allers et retours incessants où l’informel se tapit au cœur de la pensée mathématique, où le plus abstrait s’avère finalement le plus organique, comme dans les toiles d’araignée, parviennent ainsi à faire vaciller nos repères, à déplacer nos schémas de perception, nous conduisant vers des contrées conceptuelles qui semblent domestiquées alors qu’elles demeurent sauvages et indomptées, comme en témoigne la variation des œuvres à l’intérieur du musée de l’Hospice St Roch où la vidéo des aspirines côtoyait la pharmacopée médiévale, où de fines toiles se tissaient malicieusement dans les coins. Les pièces de Vincent Mauger pouvaient ainsi se tenir, sans déperdition de sens, sur le mode « mineur » de la variation puisqu’elles ne sont jamais qu’une notation dans l’univers physique, aux confins de l’apesanteur du monde imaginaire, transformant l’ordre visible des choses en « mapping », en cartographie subtile de l’univers virtuel, froissement de paradigmes ou concrescence fragile de rochers en papier.

Pliage Ultra technique, par Eva Prouteau

Les œuvres de Vincent Mauger développent des logiques paradoxales. Etudes liées à l'espace, au volume, à l'architecture, elles s'incarnent en installations in situ, objets-sculptures autonomes, déploiements graphiques ou projections vidéo. Elles ont toutes en commun cette capacité à osciller entre plusieurs référents, entre plusieurs problématiques de représentation.

L'un des enjeux de ce travail se situerait précisément entre matérialisation et dématérialisation de l'objet. Lorsque Vincent Mauger recouvre d'une croûte de sel deux jouets métalliques, il cherche à forcer ainsi l'apparition de leur structure. Des tâches d'oxydation imprègnent la surface du dispositif, elles manifestent l'objet et organisent métaphoriquement son évasion, la révélation de ses lois internes. Paradoxalement, elles sont la marque même de sa disparition.

Plus récemment, Vincent Mauger propose des va-et-vient constants entre construction volumineuse (plaisir d'exploration du matériau, défi du chantier parfois monumental) et légèreté virtuelle. Dans les effusions numériques de notre ère contemporaine, il réintroduit du jeu, couplant  une dimension plus primitive, un imaginaire plus artisanal à la sophistication des logiciels 3D.  L'installation Sans titre 2007, présentée en 2008 à la galerie LH, confirme ce pouvoir d'hybridation : des lignes souples sculptent la surface alvéolaire de tubes PVC assemblés verticalement, et cet ensemble convoque instantanément son double modélisé, sa représentation virtuelle. Le système de construction (basé sur la multiplication, le foisonnement) permet de poursuivre mentalement la pièce, d'en imaginer les prolongements bien au-delà du lieu d'exposition, dans une dynamique de l'expansion et de l'envahissement.

Ce mouvement entre objet fait-main et forme conçue par ordinateur se retrouve dans les dessins de l'artiste : "Dans tous mes travaux graphiques, je travaille à créer un trouble entre l’utilisation des techniques numériques et des techniques traditionnelles. Mon objectif n’est pas la surenchère technique rendue possible par l’utilisation d’outils informatiques. Il consiste à construire un rapport critique vis-à-vis de ces outils, à entretenir cette distance dans le malaise créé par la difficulté à les distinguer. En effet ces deux univers se confondent, s’ajoutent ou se superposent dans chacune de ces productions." Cela donne, dans la série des dessins Sans titre 2006, des griffonnages sur papier d'une texture proche du coloriage, des esquisses veloutées, des étendues de paysage fragiles qui cependant sont trop parfaites. Car les accidents, tremblements et autres irrégularités sont ici subtilement retramés par l'outil numérique, qui analyse la ligne sans pour autant la déshumaniser. Et l'on devine l'artiste amusé par ces équilibres étranges, ces jeux de "facettage" du réel qui savent abstraire et incarner dans un même mouvement.

Certaines installations s'affranchissent davantage de la référence aux logiciels de vectorisation. Les images qu'elles font surgir demeurent indécises : à l'exemple de ce paysage de papier où le relief montagneux rejoint la surface de la mer, fragmentée à l'infini (Sans titre 2006, installation in situ à la Chapelle du Bélian, où Vincent Mauger emplit l'espace de feuilles A3 froissées en boule) ; ou encore ces machines rétro-futuristes improbables pour voyages à démonter le temps et accélérer l'espace (Gravity is dead, où un escalier hélicoïdal s'enchasse tautologiquement dans un dispositif complexe de rotation ; Hardrocking chair extreme, où une chaise à bascule mutante peut effectuer une révolution à 360°).

Bouleversant souvent les échelles et les usages, les objets-sculptures de Vincent Mauger tracent ainsi dans leur sillage des pistes d'interprétations multiples. Autant d'espaces, mentalement habitables, offerts au visiteur comme des rêves en suspens.

 

Pour le Frac des Pays de la Loire, Vincent Mauger conçoit une exposition où toutes les pièces "jouent" au sol. Une installation d'angle (un repère orthonormé comme on en trouve dans tous les logiciels 3D pour repérer où se situe la forme modélisée) affirme clairement le désir de virtualiser l'espace d'exposition, et de faire basculer le visiteur dans un système de représentation à l'échelle presque démesurée.

 

Proche de ces coordonnées qui déstabilisent en douceur, une surface happe le regard par ses couleurs électriques. Ondulante, elle pose légèrement ses incurvations au sol, comme en flottaison. Dans cette construction empirique, réalisée sans schéma ni modélisation antérieurs, Vincent Mauger expérimente le plaisir d'un principe de composition simple. Le module fondamental (la gaine PVC traditionnellement employée en plomberie) est utilisé ici comme une sorte de brique, un lego. Il reste très identifiable, ne subissant d'autres transformations que le découpage en sections et le collage. Cet assemblage basique, complètement artisanal, flirte cependant avec l'idée que "l'ensemble ait l'air numérique", rejoignant alors la qualité d'une surface virtuelle hybride, un fragment de paysage, un agglomérat effervescent, un maillage textile, une colonie coralienne. Là encore, Vincent Mauger manipule les échelles, s'amuse du poids de la répétition, cultive les franges irrégulières d'une œuvre potentiellement proliférante.

 

Autres sculptures paradoxales : ces quatre architectures métalliques, qui combinent une forme originelle aléatoire (un galet déformé en 3D) avec une ossature industrielle, dont les tranches évidées rappellent l'aspect de certaines pièces mécaniques. Proches du dessin à main levée, la découpe imparfaite et les arrêtes tremblées contredisent pourtant l'impression d' objets pensés et usinés de façon industrielle. La perception duelle de ces formes et de leur charpente rejoint sans doute une problématique déjà évoquée à propos du travail de Vincent Mauger : un espace de pensée entre matérialisation et dématérialisation de l'objet.

 

La vidéo présentée dans l'exposition s'insère exactement dans cet espace mental : l'écran posé comme une loupe focalise l'attention sur un détail, et ce fragment d'architecture passe soudain du tangible à l'intangible. Mollesse, ondulation, liquéfaction. En écho direct à son installation orthonormée, en contrepoint formel aussi, Vincent Mauger s'amuse à faire vaciller nos repères. Et cultive avec des moyens simples de grandes sensations mirages.

Des outils pour un nulle part, par Frédérique Emprou

Les agencements plastiques de Vincent Mauger développent des fictions comme l’on déploie des espaces. Les installations de l’artiste ne sont pas desimages arrêtées, elles véhiculent.
Zones d’autonomie temporaires, ces sans titres procèdent par glissements, déplacements, tels des matrices ou des surfaces de projections.
Edifice constitué de boulettes de papier, objets en bois à l’armature héliotrope, aplat confectionné à partir de briques, ils constituent autantde topographies manufacturées.
Une des caractéristiques de la pratique de Vincent Mauger réside dans l’équivalence que celui-ci induit entre conception formelle et réalisation technique, usage d’un matériau simple et jeu avec l’espace d’exposition.
A la fois architecte, maçon ou menuisier, l’artiste aime à osciller entre dessin et mise en volumes, de la même façon que l’on représenterait des endroits d’une virtualité, feinte ou concrète.
Entre high tech et gros œuvre, il manie l’artifice et l’artefact avec plaisir, à l’exemple de ses vidéos, véritablement « construites » à partir de maquettes.
A l’aune d’une modélisation interlope, ses pièces élaborent une cosa mentale neutre et impersonnelle.
Le travail in situ s’apparente ainsi à des mises en échelle successives de paysages translatés, reformulés, dans lesquels le spectateur entre, au sens littéral comme au figuré.
Le crayonné tient lieu de relief, les découpes rappellent le trait de la palette graphique, le rapport « analogue » s’appréhende ici tel que le décrit l’écrivain René Daumal.
Des rêveries qui font du spectateur placé en face des œuvres de Vincent Mauger, un promeneur solitaire.

L’architecture de l’esprit, par Léa Chauvel-Lévy

Les espaces architecturés de Vincent Mauger fonctionnent comme des terres de projection. La sienne d’abord puisque ses alvéoles agissent comme autant de cellules d’un espace mental. Celle des autres ensuite, car on s’y plonge comme on se plongerait dans l’esprit humain. C’est ainsi à une forme de dualité entre architecture et organique que le regard se trouve. Une matérialisation d’une pensée en acte.

Ses métastructures illustrent ainsi le cheminement, à nu, de son créateur.

Métal, carrelage, bois, verre, les matériaux utilisés sont tous détournés de leur fonction première. C’est le cas des parpaings qui d’ordinaire assurent les soubassements d’une construction et sont généralement recouverts, masqués. Ici, ils sont exacerbés, en première ligne et constituent l’œuvre elle-même. Ils sont ainsi

là pour illustrer les jalonnements d’un raisonnement qui s’échafaude sous nos yeux.

On peut ainsi émettre l’hypothèse que le regardeur est mis nez à nez face à l’extension du domaine cérébral de l’artiste. Ainsi de ses tubes et écailles en aluminium et inox poli qui se tiennent comme autant de soldats devant une porte d’entrée. On peut y voir là l’expression de l’incertitude face à l’inconnu. Que trouvera-t-on derrière cette porte ? Une nuée de questions peuvent se poser avant de pénétrer un espace à la fois fermé et ouvert. En plaçant cette œuvre devant cet endroit stratégique, il lui confère une aura symbolique.

Son installation d’envergure in situ dans la Chapelle des Calvairiennes à Mayennne est à cet égard représentative de la contamination d’un espace par l’imaginaire. Le sol jonché de millier de briques offre un nouveau paysage, faisant entrer dans un lieu sacré, l’idée de la nature. Les briques disposées de façon à ce que collines et monts se forment invitent à l’abstraction. C’est la force de cette œuvre : offrir un chiasme entre deux idées, celle de l’institution religieuse et celle du monde séculier. Cette œuvre réinterprétée au centre d’art La Maréchalerie à Versailles, offrait son pendant, en creux. Les briques étaient cette fois disposées de sorte qu’elles ouvrent sur des abîmes. Plus de collines et de monts, mais des cratères, des gouffres, des béances. L’espace ainsi recréé changeait de statut. C’est face à un sol mouvant que l’on se tenait, incertain. L’architecture du lieu investi par Vincent Mauger mute irrémédiablement et détient à chaque intervention, une nouvelle nature.  

Comme ces éléments en polystyrène qui semblent être une excroissance d’un balcon. Ou encore ces casiers à bouteilles qui recouvrent intégralement un plafond. Les œuvres de Vincent Mauger reconfigurent les espaces, les contaminent, tels des essaims d’abeilles venus se greffer à une cheminée. Ils sont le prolongement organique d’une architecture mais, chose passionnante, par le biais de matériaux généralement associés au BTP ou à l’univers de la construction. L’œuvre présentée par Abstract Room l’illustre à merveille : elle déjoue les courbes rectilignes naturellement associées au vocabulaire des briques et confère une malléabilité et une plasticité à la rigidité. Un défi lancé à l’architecture, pour la plier, la tordre, jouer avec elle. Produit de l’esprit humain, l’architecture est ici réinvestie sous son angle le plus conceptuel.

Vincent Mauger, la sculpture renaissante, par Alexandrine Dhainaut

Equilibre précaire
Les sculptures de Vincent Mauger ont la sophistication des choses simples : ce sont des formes basiques, le plus souvent courbes ou rectilignes ; ce sont des œuvres graphiques, de petit, moyen, ou grand format, jusqu’au monumental, qui oscillent entre la concision de l’objet autonome et l’étendue d’un paysage ; ce sont des matériaux à l’apparente fadeur, que l’on pourrait qualifier de pauvres (casiers à bouteilles, bacs ou tuyaux plastiques, parpaings, briques), ou bruts tels que le bois, l’acier, l’aluminium, le contreplaqué ou le mélaminé. L’artiste part de leurs qualités intrinsèques, compose avec leur rigidité, leur friabilité ou leur souplesse, les sublime par diverses opérations de brûlure ou de découpe, grossière ou maniaque selon les cas, et par un habile assemblage, les élève au sens strict en structures qui deviennent finalement formes. De ces sculptures posées à même le sol ou suspendues émanent une certaine poésie, un romantisme de l’objet esseulé, comme échoué, et une harmonie indéniable. Mais la précarité de ces sculptures autoportées dégagent également une forme de tension, d’autant plus sensible lorsque les bords sont saillants et les équilibres vacillants (pour s’en convaincre, il suffit de regarder la performance filmée de l’artiste funambule debout sur une table tandis qu’il la débite à la tronçonneuse). Il y a aussi chez Vincent Mauger cette hyper physicalité de la sculpture, surtout quand elle est monumentale ou lorsqu’elle se déploie en paysage, masse rocheuse ou portion de territoire imaginaire nous entraînant dans un certain vertige/vestige d’un temps indéterminé. 

 

Marqueterie contemporaine
Proche de l’abstraction d’un Richard Deacon, Vincent Mauger est pourtant avec Raphaël Zarka le plus renaissant des contemporains. Si ce dernier jeta son dévolu sur le rhombicuboctaèdre, tout chez Mauger ramène au sujet fondamental de l’histoire de l’art : la perspective. Par l’aspect extrêmement graphique de ses projets, les jeux de pleins et de creux, de planéité et de relief, de profondeur de champ et d’échelles de plans, par la notion de paysage ou la question du point de vue et des lignes de fuite (problématiques que l’on retrouve également dans ses lithographies ou ses photographies), le travail de Vincent Mauger se rapprocherait du noble art de la Renaissance italienne que fut la marqueterie. Notamment dans sa capacité à faire illusion par la construction d’espaces linéaires, droits ou courbes (aidée par la modélisation 3D), et à introduire du rythme dans le vide par la répétition d’un même module géométrique. Abordé sous cet angle, on trouve alors une réponse à l’obliquité des sculptures. Le guingois est à Vincent Mauger ce que les livres penchés ou les portes entrebâillées furent aux marqueteurs : l’occasion de complexifier la représentation, la jubilation ludique à créer sans cesse des « va-et-vient entre le réel et le virtuel » .

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Strate par Strate, par Carine Guimbard

 

« Le privilège de l’homme est, dans une certaine mesure, de pouvoir créer des mondes, d’avoir au moins l’illusion qu’il peut échapper à son Umwelt. »

Alain Berthoz, La simplexité, Odile Jacob 2009

Inviter Vincent Mauger à éprouver ses recherches graphiques et sculpturales à l’échelle du château d’Oiron, nous amène à aborder les notions de strates, de superpositions historiques, de relecture des usages et des formes.

La relation de la sculpture à l’architecture vient se rejouer dans un rapport d’échelle tout autant que par l’usage formel et répétitif des éléments de construction au sein de sa pratique artistique. Ces éléments modulaires peuvent de démultiplier, se déployer ou se combiner.

« Je mets en parallèle des techniques de construction réelles et concrètes avec des techniques d’imageries virtuelles ou scientifiques. Je cherche à rapprocher et à montrer les similitudes entre un système de construction concret et un raisonnement ou une construction d’ordre mental. » Vincent Mauger

Ces matériaux bruts se composent, s’associent, s’assemblent en divers  organismes, le geste vient par retrait, par la ligne retirer et donner forme.

Ces formes composites nous accompagnent à découvrir des mondes, mondes intérieurs, mondes paysagés, mondes aquatiques, mondes souterrains ou archéologiques.

« Ici la réversibilité est complète et contagieuse, elle touche les surfaces comme les profondeurs, elle lance un défi à la « forme pure » et représente la possibilité d’une modification. Non pas recréation infinie de la forme, mais forme autre, reformulation de l’idée, du processus de conception, de son fondement métaphysique. »

Marion Zillio

Vincent Mauger, nous positionne comme spectateur ou acteur à la croisée de ces univers, à la croisée des mondes souterrains, intériorisés ou dupliqués.

Nous devenons des êtres entre.

Jeux et stratégies, par Manon Tricoire

 

Traversant les époques, franchissant les lignes séparant des territoires pourtant bien distincts ou, a priori, distants, l’exposition « Jeux et stratégies » présente au centre d’art ainsi qu’au château d’Amboise un ensemble d’œuvres choisies spécifiquement pour ces lieux.

 

À proximité du château d’Amboise, Vincent Mauger déploie La bataille des avant-gardes. Cette œuvre sculpturale monumentale annonce la couleur. Positionnée sur les pelouses, la sculpture campe les joutes esthétiques qui animent les mouvements artistiques d’avant-garde. Sa structure complexe ainsi que les drapeaux qu’elle arbore incarnent les alliances et les ruptures qui nourrissent affrontements et querelles entre comme au sein des groupes amis ou rivaux…

Le vocabulaire esthétique des artistes se meut en étendards. On découvre leur langage graphique sous un nouvel éclairage, identifiable par l’œil aguerri : les formes et les couleurs composent une héraldique à l’efficacité redoutable. On devine alors que leurs confrontations peuvent dériver de batailles d’idées en batailles rangées... Ainsi, dans ces conditions, seuls survivent les plus endurcis des protagonistes.

 

Si vis pacem, para bellum… ?

 

Au centre d’art Le Garage, Vincent Mauger articule plusieurs créations récentes ou inédites.

Çà et là, au sol, des reliefs rappellent de loin des décombres.

En progressant, on discerne davantage ce qui pourrait ressembler à des munitions, d’étranges projectiles. Cependant, nul engin destiné à les propulser à proximité… L’artillerie défensive se révèle totalement dérisoire. Paradoxalement, chaque volume a visiblement été façonné à partir de matériaux de construction relativement élaborés. On reconnaît ici des briques alvéolées, là des parpaings, sculptés un à un, pièce par pièce.

Des éléments issus de plusieurs installations composées d’armures médiévales créent un environnement étrange peuplé de cuirasses aux tons terreux ou verdâtres.

Ainsi peints, les plastrons, casques et boucliers ressemblent à s’y méprendre aux équipements des actuelles forces de l’ordre ou des armées des films de science-fiction.

Les corps sous les armures sont, peu ou prou, tels qu’ils étaient dans l’Antiquité. Leurs carapaces n’ont, par conséquent, que très peu évolué.

Les répliques de blindages corporels des armures médiévales sont particulièrement stylisées et forment des avatars uchroniques.

Lorsque, au cours de nos débats et discussions, l’on parle de prendre position, à quoi se réfère-t-on, sinon à l’art de la guerre ?

Tous les petits mammifères grandissent en jouant à s’affronter. Il faut combattre pour manger, se reproduire, dominer, ou bien se soumettre.

L’espèce humaine ne fait pas exception. Ainsi, du jeu le plus rudimentaire d’échanges gestuels de tirs de pistolet au plus élaboré des jeux de plateau, il est question d’affrontements physiques ou stratégiques.

Cette exposition est sciemment conçue en écho au génie de Léonard de Vinci, qui a tout aussi bien étudié le vivant qu’élaboré des machines de guerre. Elle offre une vision de notre culture de la violence, nous renvoie à l’hier comme à l’aujourd’hui. Elle dessine l’effrayant paysage de la survivance de nos archaïsmes guerriers.

L’ensemble tient tout autant d’une scénographie muséale de fragments statuaires que de la potence ou du gibet. La scène est étrange, elle semble présenter l’éclaté d’une armure et simultanément un corps disloqué, démembré. Les belligérants, l’avant et l’après affrontement - ces aspects dialectiques, contractés en une seule et même image.

22,48 m², 43 rue de la Commune de Paris / Komunuma, 93230 ROMAINVILLE, France, +33(0)981917217, contact(at)2248m2.com, du mercredi au samedi, 10h -18h

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