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Article sur Arte par Giulia Oglialoro, 10/2023 (traduction)

C’est une mer agitée et primordiale que Marco Emmanuele (Catania, 1986) dépeint dans Un gesto cinico (Un geste cynique), une mer faite de hautes vagues écumantes, de vagues vertes adoucies par des pointes bleues ou animées par des taches de rouge lave, comme si cette eau n’avait pas d’eau, mais une eau qui n’a pas d’eau.
vagues, de vagues vertes adoucies par des pointes bleues ou animées par des taches de rouge lave, comme si cette eau avait toute la potentialité d’une vie qui n’est pas encore exprimée.
Toute la potentialité d’une vie à exprimer. Le protagoniste de l’œuvre est la poudre de verre poudre de verre, un matériau que l’artiste utilise déjà dans la série ISO pour reproduire le grain du film photographique, de sorte que chaque sujet apparaît toujours filtré par un voile granuleux de distance. Les imagiers de la Renaissance utilisaient la poudre de verre pour donner de l’éclat aux éléments importants de la composition, mais avec Emmanuele, ce matériau s’est généralisé.
Chez Emmanuele, cette matière se répand dans tout le tableau, sans hiérarchie, nous invitant à un foyer qui doit briller partout. Et si la forme de l’œuvre reproduit le contour de deux pieds - éléments d’une tradition noble et pittoresque, comme les pieds de suie au premier plan de la Madone des pèlerins du Caravage - l’adjectif «cynique» n’a rien de négatif : il fait plutôt référence à l’ancien mouvement philosophique qui poursuivait une vie errante et libre de toute convention. e geste auquel le titre fait allusion est donc celui de tester l’eau de mer avec nos pieds, nous invitant à redécouvrir cette ancienne vitalité que peut- être, si nous n’étions pas distraits, nous découvririons déjà en nous- mêmes.

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Quadriennale di Roma, Nicolas Martino, 2023 (traduction)

Quadriennale di Roma, 2023
Catane 1986
Vit et travaille à Rome
Visite du studio de Nicolas Martino 27 octobre 2023


Marco Emmanuele étudie l’ingénierie et l’architecture, d’abord à Catane puis à Rome. Dans la capitale, il décide de se consacrer à l’activité artistique, en commençant à travailler dans la forge qu’était Opera Paese (un espace animé par Pietro Fortuna à Pietralata) et qui aujourd’hui, sous le nom de Paese Fortuna, est le point de rencontre de cinq jeunes talents (Josè Angelino, Alessandro Dandini de Sylva, Luca Grechi, Diego Miguel Mirabella et Emmanuele) et l’un des espaces indépendants les plus intéressants de la scène romaine. Une usine, en fait, dans laquelle les artistes ne partagent pas seulement l’espace, mais une idée de l’organisation et de la production culturelle (notons au passage que les éditions raffinées Aniene sont basées ici). Emmanuele a à son actif plusieurs expositions collectives et individuelles, dont au moins celle intitulée Un raggio verde organisée par Operativa Arte Contemporanea en 2021, avec un texte de Giuseppe Armogida.


La production la plus récente de l’artiste consiste en une série de toiles et de moulages en bois - spécifiques à un site - où des «paysages» faits de poussière de verre prennent vie. Un matériau fabriqué à la main par le broyage de résidus que l’on trouve sur les plages. Les toiles portent toutes le même titre «photographique», ISO, suivi d’un numéro progressif. Il s’agit d’œuvres d’une grande suggestion poétique qui sont devenues progressivement plus abstraites - dans la phase initiale, certaines traces humaines étaient encore présentes - et qui se réfèrent d’une part à l’exploration des possibilités artistiques contenues dans les matériaux les plus insolites et jetés (plus précisément, il s’agit de la récupération de substances et de techniques déjà utilisées à la Renaissance et progressivement oubliées), et d’autre part à l’analyse du rapport entre l’homme et l’environnement et de l’impact que le premier détermine sur l’autre. Il y a donc une dimension artisanale dans le travail d’Emmanuele - la lenteur et le soin que requiert nécessairement la préparation de la matière - qui est sans doute l’un des traits les plus fascinants et originaux de cet artiste, qui semble ainsi proposer une sorte de résistance quotidienne à ce syndrome de la précipitation dont la société numérique nous rend prisonniers. Sculpter, poncer, polir, coïncident ici avec la tentative de forcer les mailles trop serrées d’un temps qui fuit pour «cristalliser» une dimension durable dans laquelle vivre et pas seulement survivre.


D’un point de vue conceptuel, la poétique développe une relation avec la mémoire qui nous fait penser à quelque chose de similaire à ce que Gianni Vattimo a dit à propos de la relation qui nous lie à notre héritage culturel, tant au niveau collectif que personnel : dans l’ère sécularisée dans laquelle nous devons vivre, nous ne pouvons nous «souvenir» que de ce qui a été, dans un lien avec le passé dont nous ne pouvons jamais nous remettre complètement, tout comme nous ne pouvons jamais vraiment nous remettre d’une maladie qui, lorsqu’elle nous traverse, laisse des traces sur notre corps à tout jamais. Nous sommes alors la lente stratification de ces traces, notre inconscient n’est pas une surface lisse et polie, mais rugueuse et irrégulière - comme la surface de ces œuvres -, une extension qui rappelle Jorge Luis Borges lorsqu’il disait que nous sommes notre mémoire, un amas de miroirs brisés.


Il convient également de mentionner, comme l’une des parties les plus intéressantes du travail d’Emmanuele, les Drawing Machines, des machines, parfois de dimensions environnementales, destinées à la création d’œuvres collectives. Construites principalement en bois, ou en tout cas avec des matériaux traditionnels, ces machines donnent corps à ce que l’on appelle «l’intelligence collective», dont nous faisons l’expérience dans notre travail et dans notre vie quotidienne (il suffit de penser au réseau et à nos appareils).

Il est intéressant de noter ici une contradiction entre la «dureté» industrielle de ces machines modernes et la «douceur» des formes de vie numériques. Une contradiction qui ne renvoie pas à une forme de nostalgie, mais probablement à cette tension irrésolue dans laquelle consiste toujours notre condition, oscillant entre le goût pour la sécurité heureuse de l’enfance et l’aventure douloureuse, mais extraordinaire, de l’accession à l’âge adulte. Il serait sans doute intéressant qu’Emmanuele, qui a récemment organisé une belle exposition à la Fondazione Pastificio Cerere dans le cadre d’un travail collectif avec les Drawing Machines, insiste davantage afin de mieux explorer toutes ses potentialités encore inexprimées.

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Marco Emmanuele, Ialurgia, Giuseppe Armogida, 2022 (traduction)

Pour tenter de saisir ce qui est en jeu (je me garde bien de dire l’essentiel) dans les œuvres exposées par Marco Emmanuele dans cette exposition (et peut-être dans toute sa production), il faut partir des titres plus - ou, du moins, avant - que du contenu de ses œuvres. Des titres qui sont comme des billets cryptés, que Marco, les mains derrière le dos pour ne pas se faire remarquer, remet au spectateur puis s’enfuit ; ou comme des communications chuchotées ou transmises par des gestes et immédiatement oubliées. La mention ISO apparaît dans le titre de ces ouvrages, une sorte d’« in-variant », suivi d’une série de chiffres. (Seuls les néophytes ne comprendront pas que ce processus d’itération variée est une véritable marque de fabrique de la méthode d’Emmanuele, qui, tel un compositeur raffiné, crée généralement de multiples variations sur un thème, créant des œuvres insaisissables dans leur unicité. sériel, il suffit de penser à la série des Machines à dessiner...). Quiconque est un peu familier avec la photographie sait que l’ISO indique la « sensibilité » du film photographique (inutile de préciser que le film en question est celui de l’iris de l’œil d’Emmanuelle), c’est-à-dire sa vitesse de réaction à la lumière. La quantité de lumière que le film - ou le capteur, dans le cas d’un appareil photo numérique - pourra absorber en un certain temps dépend donc de la valeur ISO. Et, par conséquent, augmenter l’ISO, c’est comme demander à l’appareil photo de faire le maximum d’efforts pour essayer de « voir » dans des conditions de faible luminosité. Et voir quelle, sinon son époque, l’époque dans laquelle nous vivons ?
Le texte bien connu de Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, me revient avec force à l’esprit. – un texte très cher à Marco Emmanuele –, dans lequel il est dit qu’un contemporain est celui qui garde le regard fixé sur son époque, pour percevoir non pas ses lumières, mais ses obscurités. Contemporain, c’est-à-dire qu’il est celui qui sait voir les ténèbres de son temps, les ténèbres du présent. Certes, cela nécessite une habileté particulière, qui consiste à neutraliser les lumières qui viennent de l’époque pour découvrir son obscurité particulière, qui pourtant n’est pas séparable de ces lumières. Bref, un contemporain est quelqu’un qui ne se laisse pas aveugler par les lumières du siècle et sait voir en elles la part inévitable de l’ombre, leur obscurité intime ; le contemporain est celui qui reçoit de plein fouet le rayon des ténèbres qui vient de son époque ; celui qui parvient à montrer en toute transparence l’opacité de la vie.
Mais l’obscurité du présent que perçoit le « contemporain » n’est pas du tout une absence de lumière, mais plutôt une lumière qui, en raison de sa grande vitesse, bien que dirigée vers lui, ne peut l’atteindre et s’éloigne infiniment de lui. . Une lumière qui arrive donc toujours soit trop tôt, soit trop tard. Comme le « rayon vert », titre que Marco Emmanuele a justement choisi pour son exposition : c’est cette lueur verte - racontée d’abord par Jules Verne puis filmée par Éric Rohmer - qui peut apparaître à l’horizon, en une fraction de seconde. , quand le soleil se couche ; et, lorsqu’il apparaît, celui qui le voit acquiert une extrême lucidité, qui lui permet de connaître instantanément ses propres sentiments et ceux de son proche.
Partant de ces considérations, n’est-il pas tout à fait approprié de définir ces œuvres d’Emmanuele comme
« contemporaines » ? N’ont-ils pas tous une inadéquation interne, qui se reflète dans les nuances de couleurs ? Dans leur tentative de fixer une fois pour toutes cette lumière- obscurité qui, arrivant soudainement, frappe et étourdit, ne sont-ils pas tous constitutionnellement en avance sur eux-mêmes et, précisément pour cette raison, toujours en retard ?
Il n’en reste pas moins que pour « photographier » cette lumière insaisissable, Marco Emmanuele est obligé d’augmenter les valeurs ISO. Mais il y a un problème : augmenter les valeurs ISO a pour revers d’ajouter du « bruit » à la photo. En fait, lorsque vous réglez une sensibilité plus élevée que la normale, vous amplifiez le signal lumineux ; et, lorsqu’un signal, quel qu’il soit, est amplifié, il existe un seuil au-delà duquel une perturbation est créée. Dans notre cas, ce « bruit » se traduit par une sorte de « grain », de « granulosité » de l’image. L’image devient moins définie et prend des « taches » de couleurs différentes. Si je devais indiquer un son équivalent au type de bruit qu’évoquent en moi ces œuvres d’Emmanuelle, immédiatement, sans trop réfléchir, je choisirais Spiderland de Slint. Ne serait-ce que parce que c’est l’album qui jouait en fond sonore la dernière fois que Marco m’a emmené en voiture. Un album de 1991, dans lequel la fureur hardcore du groupe explose vers le slowcore et le post-rock. Un album dans lequel les rythmes sont ralentis, les harmonies en conflit, les arrangements minimaux et les atmosphères raréfiées, ce qui est précisément ce qui se produit dans les œuvres d’Emmanuele.
Il faut cependant être prudent : le bruit ne doit pas être compris comme un manque d’information ou de structure, mais comme un excès de structure et de complexité, comme une superposition continue d’éléments incomposables, comme une densité d’information. L’aspect intéressant du bruit est en effet son pouvoir désorganisateur : c’est-à- dire que le bruit, en nous poussant à déchiffrer les informations qu’il contient, interfère avec les schémas perceptivo-cognitifs prédéfinis, avec les classifications qui nous sont familières, et remet donc en cause, la façon dont nous nous rapportons à l’expérience. Le bruit, en somme, oblige le spectateur à travailler par assemblages, dans le cas de Marco sur les connexions invisibles de ces « éclats » qui circulent sur la toile comme dans une unique mémoire circulaire infinie. Loin de moi l’idée de vouloir enfermer l’œuvre de Marco Emmanuele dans des catégories particulières, mais je ne crois pas oser le définir comme un « topographe », l’un des plus précis, dont les tracés - toujours en équilibre entre insignifiance et formalisation significative - ils sont d’une simplicité désarmante, délicats comme un conte de fées. On ne sait pas trop « ce » qu’ils veulent montrer (jamais reproduire !) : un monde terrestre ? un monde aquatique ? montagnes, volcans, grottes ? la mer chatouillée par les caprices de la marée ? une végétation luxuriante animée par le vent ? des animaux préhistoriques ? des fantasmes sous- marins ? Le choix est laissé à la perception du spectateur. Mais, en tout cas, ils sont tellement « phénoménologiques » qu’ils apparaissent comme des nuages « virtuels », presque électroniques, comme ceux que Wim Wenders tentait de reproduire dans les rêves HD de Jusqu’à la fin du monde. Fragments de verre, grains de sable : restes, restes d’un monde onirique, qui habitent un plan d’immanence sans axe ni centre, sans droite ni gauche, sans haut ni bas, dans lequel il n’y a pas d’horizons définis, mais seulement l’aventure sans fin et souvent inattendue de voir un autre horizon. Des fragments qui ne s’adressent à personne, qui ne s’adressent plus à personne, et qui pourtant renvoient génétiquement aux symptômes de leur monde originel, à quelque chose d’immémorial, d’archaïque. Oui, Marco Emmanuele est un topographe au regard cristallin et hallucinatoire, plongé dans des tempêtes de verre. L’allusion au merveilleux roman d’Ernst Jünger, Dans les tempêtes d’acier, qui raconte les expériences de l’écrivain et philosophe allemand dans les tranchées pendant la Première Guerre mondiale, est évidemment intentionnelle. J’aime penser en effet que, tout comme dans son roman, Jünger adopte le regard froid de l’entomologiste pour décrire les horreurs de la guerre, dans laquelle les opposés
se heurtent durement et des abîmes sombres s’ouvrent aux côtés des valeurs suprêmes, dans ses œuvres Marco Emmanuele regarde avec lucidité l’obscurité aveuglante de la réalité, fragmentée et tranchante comme des morceaux de verre, nous encourageant à être à notre tour des observateurs, à la recherche de cette lumière qui, bien que résonnant en couleurs, tend à nous échapper, sans jamais oublier que chacun de nos regards, bien que partiels et irréductiblement manquant, il peut ouvrir les horizons les plus larges.


 

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