top of page
Point Contemporain
Joel Riff
Montrouge
Lechassis
Le silence
Telescopage

Portrait par Léna Peyrard pour la revue Point Contemporain, mai 2022


D’abord l’odeur. Celle de l’encens qui brûle. Et ensuite la cacophonie qui s’élève avant même d’apercevoir les auteurs de ce tumulte. À pas feutrés on s’approche, comme ému.es de pénétrer sur les terres ranimées de Fantasia. Ici un visage énigmatique semblant prisonnier d’une architecture tout aussi fantasque, là un socle en mosaïque sur lequel repose une céramique-totem. Brisant le silence, dessins et sculptures semblent avoir beaucoup à dire. À tendre l’oreille, on pourrait presque entendre les œuvres jacasser entre elles, participant à une histoire à la fois plurielle et commune. Peut-être se moquent-elles de nous, avec nos yeux grands ouverts. On serait presque de trop. Alors on se tait et on écoute. Ces voix si particulières proviennent d’un aller-retour incessant entre les médiums, où dessins et céramiques se répondent, où terre et papier se mêlent pour composer l’univers d’hybridation qu’est celui d’Ellande Jaureguiberry (né en 1985, vit et travaille à Paris). Au dualisme, l’artiste préfère la complicité, la rencontre. Formes animales et végétales, organiques et ornementales, évocations du féminin et du masculin, de la douceur et de la violence se confondent et évoquent un ailleurs mystique. Et mythique. Créatures animistes et architectures abstraites s’inspirent librement de mythes et des récits de science-fiction. Ensemble, elles sont les protagonistes d’un récit empreint de tendresse et d’une sensualité timide.


À l’origine, il y a le dessin. Des dessins où, dans le format contraint de la feuille de papier, Ellande vient imaginer des compositions graphiques complexes. Dans les creux de ces paysages qui apparaissent comme des fenêtres vers un ailleurs hors de toute définition, d’étranges créatures semblent nous observer. On peut apercevoir un profil comme découpé dans le papier, un nez flottant au bord d’un cadre dans le cadre, ou encore des formes énigmatiques pouvant rappeler celles d’un sexe masculin. Ce sont ces mêmes fragments que l’on retrouve dans les sculptures de l’artiste. D’abord emprisonnés du dessin, ils apparaissent ici comme des parties du corps prêtes à bondir hors du mur. Les sculptures de l’artiste constituent une collection d’objets qui rappellent l’animal, l’humain tout autant que le végétal, le virus, le corps pathogène. Suspendues au mur ou posées au sol, leurs formes extravagantes, presque molles, dénotent avec la justesse des structures que l’on retrouve dans les dessins d’Ellande. Cet aller-retour incessant entre l’un et l’autre des deux médiums de prédilection de l’artiste raisonne de plusieurs manières dans sa pratique. C’est d’ailleurs par le volume qu’Ellande aborde le dessin, avec une étape préliminaire durant laquelle il sculpte dans le bois les formes qui serviront ensuite de structures à ses dessins. Cette étape lui permet notamment de travailler les ombres et les reliefs qu’il viendra ensuite reproduire au crayon. Un crayon qu’il manie comme un ébauchoir, dans un dessin devenu sculpture où, sur la surface plane de la feuille, apparaissent des formes texturées dans un jeu de superpositions. Dans ses sculptures aussi, l’artiste explore les possibles offerts par la matière, qu’il préfère malléable à l’instar de l’argile, la terre ou le plâtre. On retiendra de son approche une certaine forme de corporalité de la matière qui se retrouve dans le choix de matériaux mous et fluides, et dans l’aspect même des œuvres, empreintes de la gestuelle de l’artiste. Leur esthétique rappelle par ailleurs celle d’un art primitif provenant d’une civilisation perdue. Les céramiques d’Ellande sont piquées de bâtons d’encens, de brins d’herbe ou parées de piercings. Elles prennent tantôt la forme de temple sacré perché en haut de socles de mosaïque, tantôt la forme de créatures à l’aura résolument mystique. Des céramiques devenues totems d’un culte inconnu. Elles sont les passeuses d’un monde à un autre, les guides du rite initiatique auquel nous invite Ellande, dont la pratique artistique se teinte de spiritualisme. Sur le papier aussi, les compositions géométriques évoquent des structures mentales. Telles des architectures de la pensée, elles nous entraînent entre abstraction et figuration, dans les confins de notre imaginaire.


Perdus dans un état méditatif vaporeux, on déambule alors au sein de paysages psychiques. La cacophonie se fait plus audible. À mesure que l’on progresse dans l’image, que l’on glisse entre les fissures du papier, nous sommes rejoints par les personnages d’un récit en train de s’écrire. D’abord craintifs et dissimulés dans les architectures de terre ou de papier, ils nous accompagnent désormais dans notre exploration de l’ailleurs d’Ellande Jaureguiberry. Ils nous effleurent, nous caressent de leur présence. En nous résonnent leurs paroles. Les paroles d’une langue inconnue, celle des mythes intérieurs de l’artiste, qu’il ne tient qu’à nous de déchiffrer.
 

——

Ellande Jaureguiberry pour l’exposition Bliss chez A.ROMY Gallery par Joël Riff, octobre 2020


Ellande Jaureguiberry malaxe avec un même appétit, la substance de la céramique et celle du dessin. L’action de ses doigts sur la terre ou le papier, vise un pétrissage oeuvrant à l’obtention d’une pâte homogène. L’argile lissée, la mine estompée, témoignent d’une surface délibérément douce, malgré les violences qu’on y décèle. Ainsi ses volumes un peu mous sans être flasques, sont toujours piqués. Les meurtrissures y sont volontaires. Elles excitent la superficialité des choses, dont l’épiderme voit sa sensibilité décuplée par cette mutilation dextre. Car les chairs paraitraient sans cela, indolentes. Une délicate acuponcture vient donc systématiquement les vivifier. Piercings, bâtons d’encens, ratures intempestives, brins d’herbe ou brochettes de guimauve font partie des motifs de cette corrida visuelle, tranchant l’onctuosité de muscles aquarellés. Ça masse et ça pénètre. Pour embrasser la configuration domestique d’A.ROMY, l’artiste ne veut pas trop encombrer. Il y a de petites choses, pour une fois. Une dizaine d’images accompagnent des céramiques qui vont un peu au sol, un peu au mur. Leurs émaux ne relèvent pas tant de la couleur que de la texture, blanche, opaque, mate. La gamme légerement pastel des compositions graphiques est rehaussée par touches, de minis objets venant se poser dessus. Il existe un rapport au monumental, enfin non. Bon, voilà. Y a un peu de tout. Ce truc, qui, qui, qui. Alors au sein d’un travail d’une grande stabilité, l’artiste s’autorise la contradiction. La sophistication peut dérailler. Et la souplesse des factures se trouve, parfois, giflée par un bégaiement qui vient tout équilibrer. Des salissures cliniques sont ainsi opérées, pour harmoniser des paysages thérapeutiques, fait de reliefs autant géographiques que physiologiques, de vallons en muqueuses. Tous évoquent un ailleurs de synthèse, une étendue de tendresse où règne une béatitude au-delà des plaies. Un nirvâna.
 

——

Ellande Jaureguiberry pour le 64ème Salon de Montrouge par Sarah Ihler-Meyer, avril 2019

« D’où vient cette liberté accordée sur terre à tout ce qui respire, d’où vient, dis-je, cette volonté arrachée aux destins, qui nous fait aller partout où le plaisir entraîne chacun de nous, et, comme les atomes, nous permet de changer de direction ? » demande Lucrèce dans son poème De la nature. La réponse se trouve dans la notion de « clinamen », cette légère déviation des atomes hors de leur trajectoire rectiligne qui introduit du hasard dans l’univers et explique la formation des corps.
Ce surgissement de l’aléatoire dans un monde régit par la nécessité semble irriguer le travail d’Ellande Jaureguiberry, peuplé de formes biomorphiques où les catégories a priori antinomiques du féminin et du masculin, du végétal, de l’animal et de l’humain se confondent dans une indétermination synonyme de fécondité. En céramique, faïence ou porcelaine, ses sculptures aux formes arrondies et aux couleurs pastel, d’où sortent et rentrent des cordes, des tubes en plastique et des tuyaux de fer d’où pendent parfois des nez et des doigts en aluminium, constituent d’étranges communautés animistes ou totems de cultes inconnus. Elles sont issues d’un processus de création relevant du rituel, au cours duquel l’artiste entre dans une sorte de lutte ou de danse avec la matière, se laissant guider par elle tout autant qu’il la dirige, comme s’il s’agissait de suivre ses forces de germination. Des dessins en noir et blanc accompagnent ces sculptures : on y voit des blocs texturés et des fragments de corps flottant sur des fonds vaporeux, reliés entre eux par des lignes qui se rejoignent sur des socles, le tout évoquant des machineries matricielles. Pour le Salon de Montrouge, des volumes aux aspects métamorphiques juchés sur des piscines en plastique composent une fontaine d’où jaillit de l’eau, suggérant une source de vie porteuse d’une infinité de mondes, de choses et d’êtres possibles. Si l’artiste parle parfois de « post-apocalypse » à propos de son travail, il s’agit alors d’une apocalypse heureuse, qui n’est que la fin du monde dans lequel nous vivons.

——

Ellande Jaureguiberry, LeChassis, juillet 2017


Le travail d’Ellande Jaureguiberry s’articule le plus souvent autour de récits de Science-fiction, de poèmes ou de mythes et témoigne de son intérêt pour les formes de langage et de communication. Par la mise en présence discrète d’éléments familiers issus de son environnement quotidien et de matériaux bruts, Ellande Jaureguiberry cherche à troubler les limites de l’art et du fonctionnel, à effacer ce qui circonscrit un objet à une fonction, à ce que le conditionne à la fois à un espace et à une pensée.
Ces objets-matières entament donc une danse, les uns avec ou dans les autres, les uns contre les autres ; complicités ou altercations qui font écho à des préoccupations économiques, culturelles ou écologiques et dont il attends des angles de vue et des déplacements féconds. Aussi, des traces de cette danse subsistent. Traces évoquant le vivant, qu’il soit animal, végétal ou humain : quelques poils, empreintes de doigts, marques de chalumeau, ou quelques coups de marteau.
Le liquide, le mouvant, le mou ont également leur importance car en dissipant la netteté de la forme et de la vision, ils permettent de remettre en question cette réalité tangible que l’artiste fuit. Les flots peuvent être de poils, de motifs ou de feuilles, constitués de lignes incessamment mouvantes, de fragments de réalité, d’objets statiques en suspension et de lumière contrastée ou saturée. Tout prête à la métamorphose et annonce l’ébauche de nouvelles formes toujours flottantes.

——

Le silence n’est pas la simple absence de bruit, Andrea Rodriguez Novoa, juin 2017


Faisant preuve d’une poétique dont Stendhal serait un prisonnier inouï, Ellande Jaureguiberry construit des univers sans dogmes. Conscient de soi et d’autrui, ce n’est pas sans raison qu’il fait appel dans ses installations à une magie maitrisée, à la puissance du fantastique, les imbibant d’un universalisme qui les rapproche du littéraire.
Il comprend la société comme une entité complexe dans laquelle l’être agit politiquement, économiquement et socialement. Il nous le fait savoir par une pratique du concret qui véhicule une prise de conscience s’appuyant sur une théorie avisée. Cette démarche collective, continue, presque militante qui lui tient à cœur est souvent représentée, dans son travail, par une spirale. L’idée de cycle qu’elle abrite vient sublimer – comme pour certaines de ses références telles que Jorge Luis Borges, J.G. Ballard ou Robert Smithson – un monde des possibles, un flux sans trêve entre la vie et la mort qui traverse l’espace et le temps.
Ellande Jaureguiberry réside dans un paysage minéral dont nature et culture se nourrissent et se façonnent dans un mouvement de continuité fertile.
Mathilde ; Guillaume ; Helmut et François sont des installations mêlant dessins et sculptures anthropomorphiques qui arpentent silencieusement l’Abbaye-aux-Dames. Ces structures en fer sont, à la fois, supports et sculptures autonomes. Elles incarnent une figuration abstraite dont les matériaux et figures présentés deviennent presque interchangeables, pris en otage dans ces cages de lignes métalliques. Constamment mise en jeu dans son travail, la tension entre la figure et la ligne est ici amplifiée par l’architecture et les points de vue qu’elle encourage.
La micro-histoire de Mathilde de Flandre et Guillaume le Conquérant dans cette abbaye est une source d’inspiration non littérale pour ce travail. Ils entretenaient une relation d’amour et de haine, l’un pour l’autre, l’un se considérant comme l’alter ego masculin de l’autre. Ellande Jaureguiberry joue de ces oppositions et de ces attractions en mettant l’accent sur l’aspect érotique. Il utilise des matériaux sensuels comme la terre, ou plus bruts, comme les chaînes ou le fer. L’idée des corps qui, par morceaux, se confondent à un espace en prenant appui sur ce lieu sacré, pour affirmer leurs présences, traverse ce projet.

——

"Téléscopages", Anna Maisonneuve, Junkpage n°40, décembre 2016

[...]
C’est au tour d’Ellande Jaureguiberry d’investir ces quelques 22m² bayonnais que propose la galerie du Second Jeudi. Pour sa première exposition personnelle, ce jeune diplômé de l’école des Beaux-Arts de Caen a choisi de se pencher sur une légende de la tradition japonaise appelée le bakeneko que l’on peut traduire par « monstre-chat » ou « chat-changé ». Les multiples versions de ce conte mettent en scène les aventures d’un chat ordinaire qui développe des pouvoirs surnaturels et un comportement quelque peu inquiétant à la faveur d’une ou plusieurs acquisitions : un poids de 3,5 kg, l’âge de treize ans ou une très longue queue.
Cette figure énigmatique, qui a pour habitude de hanter son foyer en le canardant de boules de feu ou de dévorer ses maîtres, s’invite ici en pointillé… de manière non littérale dans un jeu de piste composé de pièces hybrides. Ellande Jaureguiberry sème les indices de ce félin (herbe à chat, traces de griffes, poils,…) dans un ensemble de propositions (céramiques et monochromes) qui s’émancipent du récit originel pour embrasser d’autres territoires qui évoquent le prolongement et la contamination. Ses sculptures associent et confrontent des objets du quotidien, des éléments familiers et des matériaux bruts. Une invitation au déplacement permanent, une invitation « à faire vaciller les frontières, celles de l’art et du design ou de la science-fiction par exemple mais surtout pour préserver un espace de liberté » nous dit-il.

 

bottom of page